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« Je vous envoie aussi une vieille lettre, une très vieille lettre, que l’on a trouvée soigneusement pliée dans son pupitre. C’est une lettre de son père, et la date vous montrera qu’il avait dû la recevoir quelques jours avant d’embarquer sur le Patna. Ce doit être la dernière lettre qu’il ait reçue des siens. Il l’avait précieusement conservée toutes ces années. Le bon vieux pasteur aimait fort son fils marin. J’ai lu quelques phrases çà et là. Vous n’y trouverez que tendresse. Il dit à son « cher Jacques » que sa dernière longue lettre était « bien bonne et bien intéressante ». Il ne voudrait pourtant pas le voir « juger trop hâtivement et trop sévèrement les hommes ». Quatre pages de ce genre, quatre pages de morale familière et de nouvelles des siens. Tom « a pris les ordres » ; le mari de Carrie « a subi des pertes d’argent ». Et ainsi de suite : le vieillard témoigne tout uniment de sa foi dans la Providence, dans l’ordre établi de l’univers, comme de son attention à ses petits dangers et à ses pauvres grâces. On le voit d’ici, grisonnant et serein, dans l’inviolable asile d’un cabinet de travail confortable et fané, où, sous les murs tapissés de livres, il a pendant quarante ans de sa vie, fait consciencieusement le tour de ses humbles pensées, touchant la foi et la vertu, la conduite de la vie, et la seule façon correcte de mourir ; où il a composé tant de sermons, d’où il écrit à son garçon, si loin, de l’autre côté de la terre. Mais qu’importe la distance ? La vertu est une, d’un bout du monde à l’autre, et il n’y a qu’une foi, qu’une façon convenable de mener sa vie, qu’une manière de mourir. Il espère que son « cher Jacques » n’oubliera jamais que celui qui cède une fois à la tentation s’expose du même coup à la dégradation totale et à la perte éternelle. – « Prends donc la ferme résolution de ne jamais commettre, pour quelque motif que ce soit, une action que tu crois injuste. » Il donne encore dans la lettre des nouvelles d’un chien favori ; « le poney que vous montiez tous dans votre enfance a perdu la vue, de vieillesse, et a dû être abattu. » Le vieillard invoque la bénédiction de la Providence ; la maman et toutes les filles présentes à la maison envoient leurs tendresses… Non, il n’y a pas grand-chose dans cette lettre jaunâtre et éraillée, échappée après tant d’années à l’étreinte caressante de sa main. Il n’y a jamais répondu, mais qui saurait dire, pourtant, quels