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pas, pourtant, je m’en souviens bien, qu’il eût vraiment subjugué son destin. Vous prophétisiez pour lui le désastre de la lassitude et du dégoût, devant l’honneur conquis et la tâche imposée, devant l’amour né de la pitié et de la jeunesse. Vous disiez trop bien connaître « ce genre d’histoires », avec ses satisfactions illusoires et ses inéluctables déceptions. Vous prétendiez aussi, je me le rappelle, que consacrer sa vie à ces gens-là (ces gens-là désignaient toutes les races humaines à peau jaune, brune ou noire), c’était vendre son âme à une brute. Vous souteniez que « ce genre d’histoires », pour être tolérable et durable, devait se baser sur une foi solide dans la vérité d’idées propres à notre race, et sur lesquelles reposent l’ordre et le progrès moral. « Il faut une conviction pareille pour nous soutenir », disiez-vous : « nous avons besoin de croire à la nécessité et à la justice de ces idées, pour faire le sacrifice valable et conscient de nos existences. Sans elles, le sacrifice n’est qu’oubli, et la voie qui nous y mène vaut une voie de perdition. » En d’autres termes, vous souteniez que nous devons combattre dans le rang, ou que nos vies ne comptent pas. Possible ! Vous devez le savoir, – soit dit sans malice, – vous qui avez su entrer seul en maints endroits, et en sortir adroitement, sans vous brûler les ailes. Mais la question, c’est que, dans toute l’humanité, Jim n’avait affaire qu’à lui-même, et l’on peut se demander, si, en définitive, sa foi confessée n’était pas plus haute que les lois d’ordre et de progrès.

« Je n’affirme rien. Peut-être pourrez-vous en juger, vous, après avoir lu. Il y a beaucoup de vérité, somme toute, dans cette banale expression : « être sous un nuage ». Il est d’autant plus impossible de le clairement distinguer, que c’est à travers d’autres yeux que nous avons de lui une dernière vision. Je n’hésite pas à vous communiquer tout ce que je sais de cet épisode suprême qui, selon son expression, « lui est tombé dessus ». On se demande si ce n’est pas cette chance ultime, cette dernière et décisive épreuve que je l’avais toujours soupçonné d’attendre, pour pouvoir lancer ensuite un message au monde impeccable. Vous vous souvenez qu’au moment où je le quittais pour la dernière fois, il m’avait demandé si je comptais bientôt « retourner là-bas », et m’avait tout à coup crié : – « Dites-