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frontière, parce que je ne puis me contenter de moins… »

« Nous continuions à arpenter la grève. – « Oui, j’ai changé tout cela », reprit-il, avec un regard de côté sur les deux pêcheurs patiemment accroupis ; « mais représentez-vous un peu ce qui arriverait, si je m’en allais. Par Jupiter, ne le voyez-vous pas ? Ce serait l’enfer déchaîné ! Non ! Demain j’irai courir le risque du café de ce vieil imbécile de Tunku Allang, et je ferai un tas d’histoires à propos de ces œufs pourris de tortue. Non… Je ne puis dire… Cela suffit… Jamais ! Il faut que je poursuive ma route jusqu’au bout, sans faiblir, pour sentir que rien ne peut m’atteindre ; il faut que je m’appuie sur leur confiance pour connaître une pleine sécurité et pour… » Il parut chercher un mot, vouloir le lire sur la mer ; « … pour rester en contact avec… » sa voix, tout à coup tombée, n’était plus qu’un murmure ; « … avec ceux que je ne verrai peut-être plus jamais. Avec… avec vous, par exemple ! »

« Je fus profondément ému de ces paroles. – « Pour l’amour de Dieu », m’écriai-je, « ne faites pas trop grand cas de moi, mon ami ; songez un peu à vous-même ! » J’éprouvais gratitude et affection pour ce traînard dont les yeux m’avaient distingué, dans les rangs d’une insignifiante multitude. Il n’y avait pas de quoi être bien fier, pourtant. Je détournai mon visage brûlant ; sous le soleil bas, dont s’éteignait le sombre éclat de pourpre, comme un tison sorti du feu, la mer étalée offrait son immense paix au globe flamboyant. Deux fois, Jim fut sur le point de parler, mais il se contint ; puis enfin, comme s’il eût trouvé une formule :

– « Je serai fidèle », fit-il doucement. « Oui, je serai fidèle », répéta-t-il, sans me regarder, mais en laissant, pour la première fois, errer ses yeux sur l’océan dont le bleu avait passé au violet sombre, sous les feux du couchant. Ah ! il était bien romanesque, romanesque ! Je me rappelai certaines des paroles de Stein : « Plonger dans l’élément destructeur… Suivre son rêve et suivre son rêve, à jamais… usque ad finem ! » Il était romanesque, mais non moins sincère. Qui saurait dire quelles formes, quelles visions, quels pardons, quels visages, il cherchait dans l’ardeur du couchant ? Une petite barque détachée de la goélette pour me chercher venait tout doucement vers la grève, au rythme régulier de ses deux avirons. – « Et puis il y a Bijou… » fit-il,