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de la haine, des espoirs, et le souvenir de tout cela demeure intact dans mon esprit, avec une égale intensité, avec une sorte d’expression fixée pour toujours. J’avais tourné le dos au tableau pour retourner vers le monde, où les choses se meuvent, où les hommes changent, où la lumière palpite, où le flot clair de la vie coule indifféremment sur de la vase ou des cailloux. Je ne prétendais pas y plonger : j’avais assez à faire pour garder la tête hors de l’eau. Quant à ce que j’ai laissé derrière moi, je ne puis y concevoir de changement. L’énorme et magnanime Doramin et sa maternelle petite sorcière d’épouse, tous deux contemplant le pays, et nourrissant en secret leurs rêves d’ambition paternelle ; Tunku Allang ratatiné et tout perplexe ; Dain Waris intelligent et brave, avec sa foi en Jim, avec son regard ferme et sa cordialité ironique ; la jeune femme absorbée dans son adoration terrifiée et méfiante ; Tamb’ Itam hargneux et fidèle ; Cornélius appuyant son front à la balustrade, sous le clair de lune ; je les vois nettement. Ils sont tous là, comme évoqués par un coup de baguette magique. Mais le personnage autour duquel ils se groupent tous, celui-là vit, et je ne le vois pas bien. Nulle baguette magique ne peut l’immobiliser sous mes yeux. C’est l’un des nôtres.

« Jim, je vous l’ai dit, faisait avec moi la première étape du retour vers un monde auquel il avait renoncé, et parfois il nous semblait entrer au cœur d’une nature sauvage et inviolée. La rivière vide étincelait sous le soleil vertical ; entre les hautes murailles de la végétation, la chaleur assoupie tombait sur l’eau, et le canot, vigoureusement enlevé, filait à travers un air épais et chaud qui paraissait figé sous la voûte des grands arbres.

« L’ombre d’une séparation prochaine avait déjà mis entre nous une distance immense, et quand nous parlions, c’était avec effort, comme si nous eussions dû forcer nos voix trop basses pour franchir un espace énorme et sans cesse accru. L’embarcation volait sur l’eau ; nous étouffions côte à côte, dans l’air stagnant et surchauffé ; l’odeur de vase et de marais, l’odeur originelle de la terre féconde, semblait nous piquer les narines, lorsque tout à coup, à un dernier tournant, ce fut comme si, très loin, une grande main avait levé un lourd rideau, et brusquement ouvert