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appropriée… » Il semblait évaluer une réparation, et s’avança jusqu’à dire avec quelque chaleur, que la vie ne valait pas la peine d’être vécue pour un homme dépouillé de tout. Je ne soufflais pas mot, bien entendu, mais je ne me bouchais pas non plus les oreilles. Le fin mot de l’affaire, qui m’apparaissait peu à peu, c’est qu’il se croyait droit à une certaine somme, en échange de la jeune fille. Il l’avait élevée ;… l’enfant d’un autre ;… beaucoup de peine et de tracas ;… un vieillard maintenant ;… une compensation convenable. Je restais immobile pour le regarder, et craignant sans doute de m’entendre taxer ses exigences d’excessives, il se hâta de faire une concession. Moyennant « une dotation convenable », donnée dès maintenant, il se déclarait prêt à subvenir à l’entretien de la jeune femme, « sans rien exiger de plus », quand sonnerait l’heure pour le gentleman du retour au pays. Sa petite figure jaune, toute chiffonnée, comme un citron pressé, exprimait l’avarice la plus passionnée, la plus inquiète. Sa voix plaintive avait des accents de cajolerie : – « Plus d’ennuis… le tuteur naturel… une somme d’argent… »

« J’en restais ahuri. Cette sorte d’entreprise était évidemment une vocation chez cet homme. Je découvris tout à coup dans son attitude rampante, une manière d’assurance, comme s’il eût toute sa vie connu la certitude. Il devait croire que je pesais froidement sa proposition, car il se fit doux comme miel : – « Tous les Messieurs laissaient une dotation quand venait l’heure de retourner chez eux… » Je fermai violemment la petite porte. – « Dans le cas présent, M. Cornélius », affirmai-je, « l’heure ne viendra jamais ! » Il lui fallut quelques secondes pour saisir le sens de mes paroles, puis, avec un véritable cri : – « Comment ? » lança-t-il. – « Comment ? » répondis-je de l’autre côté de la porte, « ne le lui avez-vous jamais entendu dire à lui-même ? Il ne retournera jamais au pays ! » – « Oh ! C’est trop fort ! » cria-t-il ; il n’était plus question d’honorable Monsieur, maintenant. Il resta un instant muet ; puis à voix basse, sans trace d’humilité : « Ne jamais repartir ! ah !… Lui ! lui, qui vient le diable sait d’où… qui vient ici, le diable sait pourquoi… et m’écrase sous ses pieds, m’écrase à mort… » il frappa doucement le sol de ses deux pieds, « comme ceci… personne ne sait pourquoi… à mort… » Sa