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lingots de plomb. Il faudrait pour une aussi redoutable rencontre une lame enchantée et empoisonnée, préalablement trempée dans un mensonge trop subtil pour cette terre. C’est une entreprise de rêve, ô mes maîtres !

« Je commençai mon exorcisme avec un cœur lourd et une sorte de sombre colère. La voix de Jim, tout à coup haussée à un ton sévère, passa par-dessus la cour pour réprimander, près de la rivière, la négligence de quelque serviteur muet. – « Rien », affirmai-je nettement, il ne pouvait rien y avoir dans ce monde qu’elle croyait si prêt à lui voler son bonheur, il n’y avait rien de vivant ou de mort, pas de visage, pas de voix ou de puissance qui pût lui arracher son Jim. Je repris haleine, et elle murmura doucement : – « C’est ce qu’il m’a dit. » – « Et c’est la vérité ! » affirmai-je. – « Rien ! » soupira-t-elle ; et se tournant tout à coup vers moi avec une émotion à peine perceptible : « Pourquoi êtes-vous venu chez nous, de là-bas ? Il parle trop souvent de vous. Vous m’épouvantez ! Est-ce que vous voulez l’emmener, vous ? » Une sorte de violence secrète passait maintenant dans notre chuchotement. – « Je ne reviendrai jamais ! » promis-je amèrement. « Et je n’ai pas besoin de lui ! » – « Personne ? » répéta-t-elle avec un accent de doute. – « Personne ! » affirmai-je, sous l’impulsion d’une émotion étrange. « Vous le trouvez fort, sage, courageux, grand ; pourquoi ne pas le croire sincère aussi ? Je partirai demain, et ce sera fini. Jamais plus, vous ne serez tourmentée par une voix venue de là-bas. Ce monde que vous ignorez est trop grand pour s’apercevoir de son absence. Comprenez-vous ? Trop grand ! Vous avez son cœur dans la main. Il faut bien le sentir ; il faut bien le savoir… » – « Oh ! je le sais », murmura-t-elle sans bouger, impassible comme une statue.

« Je compris que je n’avais rien fait. Qu’avais-je donc voulu faire, à vrai dire ? Je n’en suis pas certain, aujourd’hui encore. Sur le moment, je me sentais poussé par une inexplicable ardeur, comme si je me fusse trouvé en face d’une tâche haute et nécessaire ; c’était l’influence de l’heure sur mon état mental et émotif. Il y a, dans toutes nos existences, de telles minutes, de telles influences, irrésistibles, incompréhensibles, que l’on croirait venues du dehors, comme si elles étaient déterminées par de mystérieuses conjonctions