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auquel elle voulait échapper, tandis qu’il en était temps encore, lorsqu’elle le suppliait de partir. Calmée et trop passionnément intéressée maintenant pour s’abandonner à une agitation futile, elle m’expliqua son état d’esprit, d’une voix aussi impassible que sa blanche silhouette à demi fondue dans l’ombre. Elle me dit : – « Je ne voulais pas mourir en pleurant ! »

« Je crus avoir mal entendu : – « Vous ne vouliez pas mourir en pleurant ? » répétai-je, après elle. – « Comme ma mère ! » fit-elle nettement. Le profil de sa forme blanche n’eut pas un mouvement. « Elle a pleuré des larmes amères, avant de mourir », expliqua-t-elle. Un calme inconcevable semblait monté du sol autour de nous, imperceptiblement, comme la crue silencieuse dans la nuit d’un fleuve, qui efface les traces des émotions familières. Tout à coup, comme si j’avais perdu pied au milieu des eaux, je me sentis accablé par une crainte soudaine, la crainte des profondeurs inconnues. Elle continuait ; elle me racontait qu’au dernier moment, se trouvant seule près de sa mère, elle avait dû quitter son chevet pour appuyer son dos à la porte et empêcher Cornélius de pénétrer dans la chambre. Il voulait entrer de force et tambourinait des deux poings contre la porte, sans cesser de cogner que pour crier de temps à autre, d’une voix sourde : – « Laissez-moi entrer ! Laissez-moi entrer ! » Dans un coin éloigné de la pièce, la moribonde, déjà muette et incapable de lever les bras, roulait la tête de côté et agitait tout doucement la main, comme pour dire : – « Non ! Non ! » La fille obéissante s’arc-boutait de toute sa force contre la porte sans cesser de regarder sa mère. – « Les larmes sont tombées de ses yeux… Et elle est morte », concluait-elle avec un accent imperturbable et monotone, qui, plus que toute autre chose, plus que l’immobilité de statue de sa forme blanche, plus que n’auraient pu le faire de simples paroles, troublaient profondément mon âme, de toute l’horreur évoquée, de l’horreur passive et irrémédiable d’une telle scène. Cette émotion me frustrait de ma propre conception de l’existence, me chassait de l’abri que chacun de nous édifie pour s’y réfugier aux heures de danger, comme une tortue se retire sous sa carapace. Pendant un instant, j’eus la vision d’un monde qui prenait un énorme et lugubre aspect de désordre, alors qu’en réalité, nos inlassables