Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/263

Cette page n’a pas encore été corrigée

qui fait certains silences plus clairs que les paroles. De la jeune fille, il me dit : – « Elle eut une demi-faiblesse. L’émotion, vous comprenez… La réaction… Elle devait être affreusement fatiguée… Et tout cela… Et puis… et puis, le diable m’emporte ! Elle m’aimait, voyez-vous… Et moi aussi, je l’aimais… Mais je ne le savais pas, bien sûr… L’idée ne m’en était jamais entrée dans la tête… »

« À ce moment, il se leva, et se mit à arpenter la pièce avec une certaine agitation : – « Je… je l’aime tendrement. Plus que je ne saurais dire. Évidemment, on ne sait pas exprimer ces choses-là. On considère ses actes sous un nouvel angle, du jour où l’on vient à comprendre, où l’on vous fait comprendre que votre existence est nécessaire…, absolument nécessaire à une autre personne. Et voilà bien ce qu’elle me fait comprendre. C’est prodigieux. Mais tâchez seulement de vous représenter ce qu’avait été sa vie. C’est trop affreux ! Et moi qui la trouve comme cela, comme on peut tomber, au hasard d’une promenade, sur un être qui se noie dans un endroit sombre et désert. Par Jupiter ! Il n’y avait pas de temps à perdre… Cela implique une sorte de confiance aussi… Mais je crois en être digne !… »

« La jeune fille venait de nous quitter, quelques instants auparavant. Jim se frappa la poitrine. – « Oui j’ai conscience de cela, mais je me crois bien digne de toute cette chance ! »

« Il avait le talent d’attribuer un sens secret à tout ce qui lui arrivait, et c’est ainsi qu’il considérait son histoire d’amour : c’était idyllique, un peu solennel et juste aussi, puisque sa conviction avait l’inébranlable gravité de la jeunesse. Quelque temps après, au cours d’une autre conversation, il me dit : – « Je ne suis ici que depuis deux ans, mais maintenant, ma parole, je ne conçois pas l’idée de vivre autre part. La seule pensée du monde extérieur me cause de l’épouvante, parce que… vous savez… » Il tenait les yeux baissés sur son soulier et s’évertuait à réduire en poudre une petite motte de terre sèche (nous nous promenions au bord de la rivière), « … parce que je n’ai pas oublié ce qui m’a amené ici… Pas encore. »

« Je m’abstins de le regarder, et je crus entendre un léger soupir. Nous fîmes quelques pas en silence. – « Sur mon âme et conscience, » reprit-il, « si pareille chose peut s’oublier, je crois avoir le droit de la chasser de mon esprit.