Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/26

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LORD JIM

relevée à midi, était indiquée par une petite croix noire, et la ligne droite, tracée d’un ferme coup de crayon jusqu’à Perim, marquait la route du navire, le chemin des âmes vers le Saint Lieu, la promesse de salut, la certitude des récompenses éternelles. Le crayon avec sa pointe effilée contre la Côte des Somalis, gisait immobile et rond comme un espar nu flottant dans un bassin à l’abri d’un quai. – « Comme nous marchons bien », se disait Jim avec étonnement, avec une sorte de gratitude pour cette grande paix de la mer et du ciel. En de tels moments, il ne rêvait plus que d’actions valeureuses ; il chérissait ces pensées, et le succès d’exploits imaginaires qui faisaient la meilleure partie de sa vie, sa vérité secrète et sa réalité cachée. Dotés d’une virilité somptueuse et du charme de l’imprécision, ils passaient devant lui en un défilé héroïque ; ils emportaient avec eux son âme, qu’ils grisaient du philtre divin d’une infinie confiance en elle-même. Il n’y avait pas d’obstacle qu’il n’eût osé affronter. Cette idée lui était si chère qu’il souriait en tenant les yeux machinalement fixés devant lui, et quand il jetait un regard en arrière, il voyait la traînée blanche du sillage creusée sur la mer par la quille du bateau, aussi droit que la ligne noire tracée sur la carte par le crayon.

Il entendit le vacarme des seaux à cendres, hissés et retombés par les manches à air de la chaufferie, et ce bruit de métal lui annonça que la fin de son quart approchait. Il soupira de contentement, et du regret aussi d’avoir à quitter cette sérénité qui exaltait si bien l’aventureuse liberté de ses pensées. Il avait un peu sommeil et sentait une langueur délicieuse courir par tous ses membres, comme si le sang de son corps se fût changé en lait tiède. Le capitaine était monté sans bruit sur le pont, en pyjama, la veste de nuit ouverte. Mal éveillé, le visage rouge, l’œil gauche à demi clos, l’œil droit regardant d’un regard stupide et vitreux, il penchait sa grosse tête sur la carte en se grattant machinalement les côtes. Il y avait quelque chose d’obscène dans l’aspect de cette chair nue. Molle et graisseuse, sa poitrine luisait comme s’il eût sué sa graisse pendant son sommeil. Il fit une remarque professionnelle, d’une voix rude et sèche pareille au son d’une râpe sur le bord d’une planche ; le bas de son double menton pendait comme un sac solidement amarré

25