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LORD JIM

longue, fers de lance, fourreau droit d’un vieux sabre appuyé à un tas de coussins, goulot d’une cafetière d’étain. Sur le couronnement, le loch tintait de temps en temps, émettant un coup unique pour chaque mille de la mission de foi. Par-dessus la masse des dormeurs passait parfois un faible et patient soupir, expression d’un rêve agité, et de secs claquements métalliques, tout à coup sortis des entrailles du navire, durs raclements de pelle ou battements d’une porte de four, éclataient rudement, comme si les hommes rivés dans les profondeurs à quelque tâche mystérieuse, avaient eu des poitrines gonflées de furieuses colères. Et tout le temps la svelte et haute carène du vapeur poursuivait sa route égale, sans une inclinaison des mâts dénudés, fendant inlassablement le grand calme des eaux, sous l’inaccessible sérénité du ciel.

Jim arpentait la passerelle, et, dans le vaste silence, ses pas sonnaient à ses oreilles comme s’ils eussent éveillé des échos sur les étoiles attentives ; ses yeux errant sur la ligne d’horizon semblaient plonger voracement dans l’insondable, sans distinguer l’ombre de l’événement tout proche. La seule ombre sur la mer était l’ombre de la fumée noire, dont l’immense panache lourdement retombé de la cheminée s’effrangeait sans cesse et se dissolvait dans l’air. Deux Malais silencieux et presque immobiles tenaient la roue, dont la bande de cuivre brillait par endroits dans l’ovale de lumière sorti de l’habitacle. Une main aux doigts noirs, apparue dans la clarté, saisissait et lâchait tour à tour les rayons mobiles, et les anneaux de la drosse grinçaient sourdement dans la gorge de la poulie. Jim regardait la boussole, faisait le tour de l’horizon inaccessible, et dans l’excès de son bien-être, s’étirait à faire craquer ses jointures, avec une torsion lente de tout son corps ; exalté par l’aspect invincible de l’universelle paix, il se sentait indifférent à tout ce qui pouvait lui arriver jusqu’à la fin des jours. De temps en temps, il jetait un regard nonchalant sur une carte fixée à un trépied bas, en arrière de l’appareil à gouverner. La feuille qui représentait les fonds de l’océan, offrait sous la lumière d’une lanterne sourde pendue à une épontille, une surface aussi unie, aussi lisse que la surface luisante de la mer. Deux règles parallèles et une paire de compas étaient posées sur la carte ; la position du navire

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