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main sur l’épaule de son ami. « Il me souriait le plus gaiement du monde, mais moi, je n’osais pas ouvrir la bouche, de peur d’être pris d’un accès de frissons. Ma parole, c’est vrai ! Je ruisselais de sueur, au moment où nous nous étions embusqués, et vous pouvez vous figurer… » Il m’affirmait, et je le croyais volontiers, qu’il n’avait aucun doute sur le résultat final. Il ne se préoccupait que de réprimer ses frissons, mais quant au résultat, il n’y pensait même pas ! Il s’agissait pour lui d’arriver au sommet de cette montagne, et d’y tenir en tout état de cause. Il ne pouvait pas être question de retourner en arrière ; les gens avaient eu en lui une confiance implicite… en lui seul ! Sa parole… !

« Je me souviens qu’à ce moment, il se tut un instant, les yeux fixés sur moi. – « À ma connaissance, ils n’ont encore jamais eu lieu de le regretter, jamais ! » dit-il. « Et plaise à Dieu qu’ils ne le regrettent jamais à l’avenir ! » Seulement, le malheur, c’est qu’on avait pris l’habitude d’en référer à lui, à propos de tout et de rien. C’était inimaginable ! – « Tenez ! l’autre jour seulement » ; un vieux fou qu’il n’avait jamais vu de sa vie, était venu d’un village distant de plusieurs milles, pour savoir s’il devait répudier sa femme ! « Textuellement, ma parole ! » Voilà le genre de responsabilités qu’on lui imposait !… C’était incroyable, n’est-ce pas ? « Accroupi sous la véranda, à mâcher du bétel, soupirant et crachant tout autour de lui, et sombre comme un croque-mort, le vieux avait mis plus d’une heure à lâcher sa maudite histoire ! Et ce genre d’affaires-là n’est pas aussi drôle qu’on croirait ! Que dire ? – « Brave femme ? » – « Oui, brave femme, ma vieille… » Il entamait une interminable histoire de pots de cuivre. Ils avaient vécu ensemble quinze ans, vingt ans… Il ne savait pas au juste. Très, très longtemps, en tout cas. Brave femme… Il la battait un peu… pas beaucoup… un tout petit peu, quand elle était jeune. Il le fallait, pour l’honneur ! Et un beau jour, sur le tard, elle s’en va prêter trois pots de cuivre à la femme du fils de sa sœur, et se met à l’injurier quotidiennement à voix haute. Ses ennemis se moquaient de lui, et son visage en devenait tout noir. Les pots restaient irrémédiablement perdus. Il en était tout accablé. Impossible de démêler ni queue ni tête dans une histoire pareille ! Je lui ai dit de retourner chez lui, en promettant de venir moi-même arranger l’affaire. C’est