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seulement, le long de la côte, l’océan vide, lisse et poli sous sa brume ténue, semblait dresser jusqu’au ciel son mur d’acier.

« Je me trouvais donc avec lui, très haut sous le ciel, au sommet de cette montagne qu’il avait illustrée. Il dominait les forêts, les ténèbres séculaires, la vieille humanité. Il était là, comme une statue, dressée sur un piédestal, pour représenter avec sa persistante jeunesse, la force et peut-être les vertus de races qui ne vieillissent jamais, de races qui ont su résister à l’étreinte des ténèbres. Je ne saurais dire pourquoi il me paraissait toujours symbolique, mais peut-être faut-il voir dans ce fait la cause réelle de l’intérêt que je prenais à sa destinée. Je ne sais s’il était très juste, à son égard, de me représenter, à ce moment précis, l’incident qui avait imprimé à sa vie une direction nouvelle, mais je m’en souvins tout à coup, très distinctement. Et ce fut comme une ombre dans la lumière. »



XXVII


– « Déjà la légende lui attribuait des dons surnaturels. Oui, on savait que l’on avait habilement disposé une grande quantité de cordes, et une étrange machine que faisaient tourner les efforts conjugués d’hommes nombreux ; les canons avaient monté tout doucement à travers la brousse, comme un sanglier qui se fraye un chemin à travers les fourrés, mais… et les plus sagaces hochaient la tête. Il y avait quelque chose d’occulte dans tout cela, c’était incontestable, car à quoi sert la force des cordes et des bras humains ? Il y a dans les choses une âme rebelle qu’il faut dompter à force d’incantations et de charmes puissants. Ainsi le vieux Sura… (c’était un très respectable propriétaire de Patusan, avec qui j’avais eu, un soir, une bonne conversation paisible) ; mais Sura était un sorcier professionnel, qui présidait, à des milles à la ronde, à toutes les récoltes et semailles de riz, pour conjurer l’âme obstinée des choses. Il semblait tenir cette occupation pour très ardue, et peut-être, en effet, les âmes des choses sont-elles