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dans l’obscurité. Du sommet, il voyait les hommes grimper sur le versant de la montagne comme des fourmis affairées. Lui-même n’avait pas cessé, toute la nuit, de monter et de descendre comme un écureuil, de diriger, d’encourager, de tout surveiller, du haut en bas. Le vieux Doramin s’était fait porter sur la montagne dans son fauteuil ; on l’avait installé sur le petit plateau, creusé à mi-côte, et il était resté là, dans la lumière d’un des grands feux. – « Extraordinaire vieux bonhomme », me disait Jim, « un vrai chef d’autrefois, avec ses petits yeux farouches et une paire d’énormes pistolets à pierre sur les genoux. C’étaient des armes magnifiques, montées en argent et ébène, avec une platine admirable et un calibre d’espingole. Un cadeau de Stein, paraît-il, en échange de l’anneau, vous savez. Ils avaient appartenu au bon vieux Mac Neill, mais Dieu seul sait où lui les avait trouvés. Doramin restait donc là, sans bouger pieds ni mains, avec un feu de broussailles sèches dans le dos, et des masses de gens qui criaient, couraient, halaient autour de lui. Il faisait la plus solennelle, la plus imposante figure que l’on pût voir. Il n’aurait pas eu beaucoup de chances de se tirer d’affaire, si le Chérif Ali eût lâché sa bande infernale, en semant la panique parmi mes hommes, hein ? Mais il était venu là pour mourir, si les choses tournaient mal. Il n’y avait pas à s’y méprendre, par Jupiter ! et je frémissais de le voir, enraciné comme un roc ! Heureusement, le Chérif devait nous croire fous et ne se dérangea pas pour venir regarder où nous en étions. Personne ne croyait la chose faisable. Je suis bien sûr que les hommes mêmes qui tiraient, poussaient et suaient avec moi, ne la croyaient pas possible ! Oui, ma parole, j’en suis certain !… »

« Jim se tenait très droit, la pipe de bruyère fumante à la main, avec un sourire aux lèvres, et une étincelle dans ses yeux d’enfant. J’étais assis à ses pieds, sur une souche, et le pays s’étendait devant nos yeux ; la vaste étendue des forêts noires ondulait sous le soleil comme une mer, avec les lueurs des rivières sinueuses, les taches grises des villages, et çà et là une clairière, îlot de lumière parmi les flots sombres des cimes de verdure. Une mélancolie planait sur ce vaste paysage monotone où la lumière tombait comme dans un abîme. La terre absorbait les rayons du soleil ; très loin