Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/223

Cette page n’a pas encore été corrigée

barricade d’arbres abattus (il n’y avait pas de semaine sans combats à Patusan, dans ce temps-là), passa, en crevant une clôture, dans un champ de maïs, où un jeune garçon épouvanté lui lança un bâton, s’engagea dans un sentier et tomba tout à coup sur un groupe d’hommes stupéfaits. Il lui restait juste assez de souffle pour haleter : « Doramin ! Doramin ! » Moitié poussé, moitié porté jusqu’au sommet de la côte, il pénétra dans un vaste enclos planté de palmiers et d’arbres fruitiers, et se trouva en présence d’un gros homme pesamment assis dans un fauteuil, au milieu de l’agitation et de l’émotion la plus prodigieuse. Fouillant dans ses vêtements et dans la boue pour atteindre l’anneau, il se sentit soudain couché sur le dos, et se demanda qui l’avait ainsi jeté sur le sol. En fait, on l’avait tout simplement lâché, comprenez-vous, mais il ne se tenait plus. Au pied de la côte, quelques coups de feu partaient au hasard, et sur les toits de la colonie passait une sourde rumeur d’épouvante. Mais Jim était en sûreté. Les serviteurs de Doramin barricadaient les portes et lui versaient de l’eau dans la gorge ; pleine de sollicitude et de compassion, la vieille épouse de Doramin lançait des ordres aux servantes d’une voix aiguë. – « La bonne vieille s’empressait autour de moi comme si j’eusse été son enfant », m’expliquait Jim. « On me mit dans un lit immense, son propre lit de parade ; elle entrait et sortait de la chambre en s’essuyant les yeux, et s’approchait de mon lit pour me donner de petites tapes sur le dos. Je devais être un objet pitoyable ! Je ne sais combien de temps je suis resté là, comme une souche. »

Il paraissait nourrir une grande tendresse pour la vieille femme. Elle, de son côté, s’était prise pour lui d’affection maternelle. Elle avait un visage rond et doux, couleur de noisette, et couvert de rides menues, avec des lèvres épaisses, d’un rouge vif (elle mâchait assidûment le bétel), et des yeux tirés, clignotants et bons. Toujours en mouvement, elle grondait et menait sans cesse une troupe de jeunes femmes, à visage brun clair et à grands yeux graves, filles, servantes ou esclaves. Vous savez ce qu’il en est dans ces grandes maisons ; il est généralement impossible de faire la distinction. Elle était très économe et son ample manteau même, qu’attachaient sur sa poitrine des agrafes ornées de pierreries, paraissait un peu fripé. Ses pieds bruns et