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le pousser à venir dans un pays aussi misérable ? Le Rajah voulait savoir si le blanc savait réparer une montre ? » et on lui apporta, en effet, un réveil en nickel, venu de la Nouvelle-Angleterre, dont, par intolérable ennui, il s’évertua à faire marcher la sonnerie. C’est sans doute pendant qu’il s’occupait ainsi, dans sa cabane, que le frappa l’idée de son extrême danger. Il lâcha le réveil « comme une pomme de terre trop chaude », et sortit vivement dans la cour, sans la moindre idée de ce qu’il voulait ni même de ce qu’il pouvait faire. Il savait seulement que la situation était intolérable. Il se promenait machinalement devant une sorte de petit grenier en ruine, juché sur des piquets, lorsque ses yeux tombèrent sur les pieux brisés de la palissade. Alors, me racontait-il, du premier coup, sans aucun travail mental, pour ainsi dire, et sans trace d’émotion, il décida de fuir, comme s’il eût mis à exécution un plan mûri pendant un mois. Il fit quelques pas, d’un air détaché, pour se donner du champ, et vit, en se retournant, un dignitaire s’approcher de lui, avec deux porteurs de lance, pour lui poser une question. Bondissant sous le nez du bonhomme, il s’envola comme un oiseau, et retomba de l’autre côté de la palissade avec un choc qui ébranla tous ses os et faillit lui faire éclater la tête. Il se releva immédiatement. Il ne pensait à rien ; tout ce dont il se souvenait, c’était d’un grand cri : les premières maisons de Patusan étaient devant lui, à quatre cents mètres ; il vit la petite anse, et, machinalement, pour ainsi dire, força encore l’allure. La terre volait sous ses pieds. Il prit son élan sur le dernier point solide, se sentit enlevé dans l’air et se trouva, sans le moindre choc, planté tout droit dans un banc de vase affreusement molle et gluante. C’est seulement en essayant de remuer les jambes, et en s’apercevant qu’il ne pouvait le faire, que, selon ses propres paroles, « il revint à lui ». Il se mit à penser aux « maudites longues lances ». En fait, la nécessité où se trouvaient les poursuivants de courir à la porte de l’enceinte, de gagner l’embarcadère, de monter dans leurs canots, et de contourner une pointe de terre, lui donnait plus d’avance qu’il ne l’imaginait. De plus, la marée était basse, et sans être complètement à sec, la crique n’avait pas d’eau, ce qui mettait provisoirement Jim à l’abri de toute atteinte ; seul un javelot, lancé de très loin,