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LORD JIM

qui regardaient curieusement, fillettes farouches aux longs cheveux épars, femmes timides et voilées qui pressaient sur leur sein et serraient dans les pans flottants de leur coiffure leurs enfants endormis, pèlerins inconscients d’une exigeante foi.

– « Regardez ce pétail ! » disait le patron allemand à son nouveau second.

Un Arabe, conducteur du pieux voyage, embarqua le dernier. Il s’avançait lentement, grave et beau, sous la robe blanche et le large turban. Une troupe de serviteurs le suivait, chargée de son bagage : le Patna démarra et s’écarta du môle.

Le cap sur deux petits îlots, il traversait obliquement le mouillage des voiliers, rangés en demi-cercle dans l’ombre d’une colline, puis longeait un groupe de récifs écumants. Debout à l’arrière, l’Arabe récitait à voix haute la prière de ceux qui s’en vont sur la mer. Il invoquait pour leur voyage la faveur du Très-Haut, appelant Sa bénédiction sur le labeur des hommes et les desseins secrets de leur cœur. Dans le crépuscule, l’hélice battait l’eau calme du Détroit, et, bien loin à l’arrière du bateau pèlerin, un phare planté par des Incroyants sur un bas-fond perfide, semblait cligner vers lui son œil de flamme, comme pour se railler de sa mission de foi.

Le Patna franchit les Détroits, traversa le golfe, suivit le passage du « Premier Degré ». Il piquait droit vers la mer Rouge, sous un ciel serein, sous un ciel torride et sans nuages, sous un éclaboussement de soleil qui tuait toute pensée, serrait le cœur, desséchait toute impulsion de force et d’énergie. Et sous la splendeur sinistre de ce ciel, la mer bleue et profonde restait impassible, sans un mouvement, sans un pli, sans une ride, visqueuse, stagnante, morte. Avec un léger sifflement, le Patna coupait cette plaine unie et lumineuse, déroulait dans le ciel son noir ruban de fumée, laissait derrière lui sur l’eau un ruban blanc d’écume, tout de suite effacé, comme un fantôme de piste tracée sur une mer morte par un fantôme de navire.

Chaque matin, le soleil, comme s’il avait dans ses révolutions suivi d’un pas égal la course du pèlerinage, émergeait en une silencieuse explosion de lumière à la même distance en arrière du navire ; il le rejoignait à midi, dardait sur les

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