Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/219

Cette page n’a pas encore été corrigée

relevant la tête avec un faible soupir, regardât droit devant lui, en disant vivement : – « Vous entendez, vous autres ? Plus de ce petit jeu-là ! » Ce décret fut accueilli dans un profond silence. Un gros individu aux yeux intelligents, au visage large, osseux et très brun, homme de confiance, évidemment, à la mine obligeante et joviale (je sus plus tard que c’était le bourreau), nous présenta deux tasses de café sur un plateau de cuivre qu’il prit aux mains d’un serviteur subalterne. – « Vous n’êtes pas obligé de boire ! » me souffla vivement Jim. Je ne compris pas tout de suite le sens de ses paroles et le regardai. Il buvait une bonne gorgée et restait tranquillement assis, la soucoupe dans la main gauche. Je me sentis fort ennuyé. – « Pourquoi diable » lui glissai-je avec un sourire aimable, « m’exposez-vous à un danger aussi stupide ? » Je bus naturellement (car il n’y avait pas de choix), sans qu’il fît un signe quelconque, et nous prîmes presque aussitôt congé. Tandis que nous traversions la cour, pour regagner notre canot, sous la conduite de l’intelligent et jovial bourreau, Jim m’exprima ses regrets. C’était un risque minime, à coup sûr, et pour sa part, il ne s’inquiétait guère du poison ; un danger insignifiant. On le tenait, m’affirma-t-il, pour infiniment plus utile que dangereux, de sorte que… – « Mais le Rajah a une frousse abominable de vous ; c’est bien facile à voir… » affirmai-je avec une certaine aigreur, je l’avoue, et sans cesser de me tâter avec inquiétude, en guettant le premier tiraillement de quelque sinistre colique. J’étais parfaitement écœuré. – « Si je veux faire un peu de bien ici et y garder ma situation », m’expliqua Jim, en s’asseyant près de moi dans le canot, « il faut que je coure ce risque-là. Je m’y soumets une fois par mois, au moins. Bien des gens attendent de moi ce geste… et je le fais pour eux. La frousse ! Justement ! Il a peur de moi, très probablement, parce que moi, je n’ai pas peur de son café ! Et me montrant sur la façade nord de l’enceinte un point où les sommets pointus de quelques pieux étaient brisés : « Voilà par où j’ai sauté, le troisième jour qui suivit mon arrivée à Patusan. On n’a pas encore remplacé les pieux. Un beau saut, n’est-ce pas ? » Un instant après, comme nous passions devant une petite anse boueuse : « Et c’est ici que j’ai fait le second. Je courais et j’ai pris de l’élan ; mais je n’ai pas sauté assez loin. J’ai bien cru y