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traversions lentement la cour de la maison de Tunku-Allang, devant une foule d’indigènes pétrifiés de respectueuse terreur. – « Ignoble endroit, n’est-ce pas ? Et il fallait que je fisse un vacarme du diable pour avoir quelque chose à manger : encore ne m’apportait-on qu’une petite assiette de riz, et un poisson frit gros comme une épinoche… Ah ! les brigands, par Jupiter ! Ai-je eu assez faim, à rôder dans cette enceinte puante, avec ces vagabonds-là qui venaient me fourrer leurs binettes jusque sous le nez ! À la première sommation, j’avais rendu votre fameux revolver, trop heureux d’être débarrassé du maudit objet ! J’avais l’air d’un idiot, à marcher avec une arme vide à la main ! » À ce moment, nous arrivâmes devant la présidence, et mon Jim se fit tout immuable gravité et tout compliments pour l’homme dont il avait été le prisonnier. Oh ! c’était magnifique ! J’ai encore envie de rire, quand j’y pense. Mais j’étais impressionné, aussi. Le vieux gredin de Tunku-Allang ne pouvait s’empêcher de laisser paraître sa terreur (ce n’était pas un héros malgré toutes les histoires de son ardente jeunesse qu’il aimait raconter), et laissait percer en même temps, à l’endroit de son ancien prisonnier, une sorte de confiance attentive. Voyez ! Ceux-là mêmes qui l’exécraient le plus, avaient foi en lui. Jim, à ce qu’il me parut comprendre, profitait de notre visite pour lancer quelques admonestations. De pauvres villageois avaient été attaqués et détroussés, en allant chez Doramin avec des gâteaux de gomme ou de cire d’abeille qu’ils voulaient troquer contre du riz. – « C’est Doramin, le voleur ! » éclata le Rajah. Une furieuse colère faisait trembler son corps frêle. Incarnation de la rage impuissante, il s’agitait frénétiquement sur sa natte, gesticulait des pieds et des mains et secouait les mèches emmêlées de sa tignasse. Il y avait, autour de nous, un cercle de prunelles dilatées et de mâchoires tombantes. Jim se remit à parler résolument, froidement, insistant sur ce fait qu’aucun homme ne devait être empêché de gagner sa vie et celle de ses enfants. Accroupi en tailleur sur son estrade, une main sur chaque genou et la tête basse, l’autre regardait le jeune homme, à travers les cheveux gris qui lui tombaient sur les yeux. Lorsque Jim eut achevé, un grand silence s’établit ; on aurait dit que personne ne respirait plus, et il n’y eut pas un bruit, jusqu’à ce que le vieux Rajah,