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LORD JIM

toute idée de retour en Angleterre, il accepta une place de second sur le Patna.

Le Patna était un vapeur du pays, vieux comme les montagnes, maigre comme un lévrier et plus mangé de rouille qu’une chaudière réformée. Propriété d’un Chinois, il était affrété par un Arabe, et commandé par une sorte de renégat Allemand de la Nouvelle-Galles du Sud, toujours prêt à maudire en public son pays natal, mais non moins porté, sous l’influence de la politique victorieuse de Bismarck, sans doute, à brutaliser tous ceux dont il n’avait pas peur ; avec une mine « à feu et à sang », il arborait un nez violet et une moustache rousse. Quand on eut repeint la carcasse et blanchi l’intérieur du Patna, on y entassa quelque huit cents pèlerins, qui s’empilèrent sur le navire, accosté sous vapeur à une jetée de bois.

Ils s’engouffraient par trois passerelles ; ils s’avançaient poussés par la foi et l’espoir du Paradis ; ils coulaient sans arrêt, avec un bruit sourd et désordonné de pieds nus, sans un mot, sans un murmure, sans un regard en arrière ; dès qu’ils étaient sortis des barrières partout disposées sur le pont, leur flot s’étalait de l’avant à l’arrière, remplissait les plus profonds recoins du bateau, comme une eau qui emplit une citerne, comme une eau qui coule dans les fissures et les crevasses, comme une eau qui monte silencieusement jusqu’à ras bord. Ils s’étaient réunis là huit cents, hommes et femmes, lourds de foi et d’espoir, lourds de tendresse et de souvenirs ; ils étaient accourus du Nord et du Sud et des confins de l’Orient ; ils avaient foulé les sentiers de la jungle, descendu des rivières, franchi les bas-fonds dans des praos, passé d’île en île sur de petits canots, affronté les souffrances, contemplé d’étranges spectacles ; ils avaient été assaillis par des terreurs nouvelles et soutenus par un unique désir. Ils sortaient de huttes solitaires du désert, de campements populeux, de villages groupés au bord de la mer. À l’appel d’une idée, ils avaient quitté leurs forêts, leurs clairières, la protection de leurs chefs, leur prospérité, leur pauvreté, les visions de leur jeunesse et les tombes de leurs pères. Ils arrivaient couverts de poussière, de sueur, de crasse et de haillons, hommes vigoureux à la tête de leurs familles, minces vieillards qui partaient sans espoir de retour, jeunes gens aux yeux hardis

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