Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/208

Cette page n’a pas encore été corrigée

à la voile pour l’ouest, devait prendre Jim pour la traversée ; seulement on n’avait pas donné d’ordres pour reculer l’heure du départ ; Stein avait dû oublier. Jim bondit chez lui pour préparer son bagage, tandis que je me rendais à bord de mon bateau, où il promit de venir me dire adieu, en allant rejoindre le brigantin, dans la rade extérieure. Je le vis bientôt arriver en grande hâte, une petite valise de cuir à la main. C’était insuffisant, et je lui fis prendre une vieille malle en fer à moi, qui était garantie contre l’humidité, sinon imperméable à l’eau. Il effectua le transfert en vidant le contenu de sa valise dans la malle, comme on viderait un sac de blé. J’aperçus trois livres, au milieu du fouillis : deux petits bouquins à couverture foncée et un gros volume à reliure vert et or, un Shakespeare complet, à une demi-couronne. – « Vous lisez cela ? » demandai-je. – « Oui ; rien de meilleur pour remonter le moral », répondit-il hâtivement. Je fus frappé de cette appréciation, mais ce n’était pas le moment d’entamer une discussion sur Shakespeare. Un gros revolver et deux petites boîtes de cartouches étaient posés sur la table de ma cabine. – « Prenez cela », dis-je ; « cela pourra vous aider à rester là-bas ! » À peine avais-je prononcé ces paroles que je m’aperçus de la signification sinistre qu’elles pouvaient comporter. « … Vous aider à entrer ! » corrigeai-je avec remords. Mais il ne se laissait pas troubler par d’obscures allusions ; il me remercia avec effusion et me quitta en vitesse, en me criant adieu par-dessus son épaule. Je l’entendis jeter aux bateliers l’ordre de souquer ferme, et regardant par le sabord d’arcasse, je vis son canot filer sous notre voûte d’arrière. Assis sur un banc et penché en avant, Jim excitait ses hommes de la voix et du geste ; il avait gardé à la main le revolver qu’il paraissait braquer sur eux, et je n’oublierai jamais les visages épouvantés des quatre Javanais, ni le rythme frénétique de leurs coups d’aviron, qui me firent bientôt perdre l’embarcation de vue. Je me détournai, et la première chose que j’aperçus, ce furent les deux boîtes de cartouches posées sur la table. Il les avait oubliées !

« Je fis immédiatement armer ma yole, mais sous l’impression que leur vie tiendrait à un fil, tant qu’ils auraient ce fou dans leur barque, les rameurs de Jim avaient fait un