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comprenaient aussi, mais il faut croire qu’il savait les payer en conséquence. Il m’exposa les faits avec une parfaite franchise, le lendemain matin, à la table du déjeuner. À sa connaissance (ses dernières nouvelles du Patusan remontaient à treize mois, spécifia-t-il), l’état normal était là-bas celui d’une insécurité totale pour la vie et les biens. Il y avait des forces antagonistes en présence, dont l’une était représentée par le Rajah Allang, le pire des oncles du Sultan ; gouverneur de la rivière, il pratiquait toutes les exactions et les vols, et pressurait à mort les Malais du pays, malheureuses victimes sans défense, qui n’avaient même pas la ressource de l’émigration. – « Car », me faisait remarquer Stein, « où et comment les pauvres gens pourraient-ils s’en aller ? » Ils n’en éprouvaient probablement même aucun désir. Le monde, qui est entouré de hautes montagnes infranchissables, a été confié aux mains des grands personnages, et ce Rajah-là, ils le connaissaient ; il appartenait à leur propre maison royale. J’ai eu le plaisir de rencontrer un jour ce gentleman. C’était un petit vieillard usé et sale, avec des yeux mauvais et une bouche molle, qui avalait toutes les deux heures une pilule d’opium, et, au mépris de la plus vulgaire décence, portait les cheveux découverts et tombant en mèches folles, pauvres et filasseuses, sur son visage desséché et osseux. Pour donner audience, il grimpait sur une sorte d’étroite estrade, dressée dans une salle à l’aspect de grange en ruine ; à travers les fentes d’un plancher de bambou pourri, on apercevait, à douze ou quinze pieds sous soi, les monceaux d’ordures et de déchets de toute sorte, entassés sous la maison. Voilà comment et où il nous reçut, lorsque je lui fis avec Jim une visite de cérémonie. Il y avait une quarantaine de personnes dans la pièce, et trois fois autant peut-être dans la grande cour du bas. Quelques jeunes gens, vêtus de soieries chantantes, nous regardaient de loin ; la majorité, esclaves ou humbles serviteurs à moitié nus, portaient des sarongs en loques, tachés de cendre et de boue. Je n’avais jamais vu à Jim un tel air de gravité, d’empire sur lui-même, d’impressionnante impassibilité. Au milieu de ces individus à peau brune, sa silhouette vigoureuse, toute vêtue de blanc, et la brillante toison de ses cheveux blonds semblaient attirer toute la lumière glissée aux fentes des volets dans cette