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ce que Stein lui-même trouvait à m’en dire, c’est que c’était un romanesque. Et moi, tout ce que je savais, c’est qu’il était l’un de nous. De quoi se mêlait-il, en étant romanesque ? Si je vous parle autant de mes sentiments instinctifs et de mes réflexions brumeuses, c’est qu’il ne me reste plus grand-chose à dire de lui. Il existait pour moi, et, somme toute, c’est par moi seulement qu’il existe pour vous. Je l’ai conduit par la main et je l’ai fait parader devant vous. Mes appréhensions si vulgaires étaient-elles injustes ? Je ne saurais le dire, aujourd’hui encore. Peut-être pourriez-vous le dire, vous, avec plus de sagesse, puisque, selon le proverbe, ce sont les spectateurs qui voient le mieux le jeu. En tout cas, elles étaient superflues. Il ne s’est pas écarté du chemin, pas du tout ; au contraire, il y a marché merveilleusement, droit comme une flèche, et il a prouvé par son excellente allure qu’il savait aussi bien soutenir un effort que partir d’un bond. Je devrais être ravi, car c’est une victoire à laquelle j’ai contribué, et je ne suis pourtant pas aussi heureux que je m’y serais attendu. Je me demande si cet effort l’a vraiment fait sortir de la brume où il errait, comme une silhouette assez mince, mais attachante avec ses contours flous, traînard qui gémissait inconsolablement sur la perte de son humble place dans le rang. D’ailleurs le dernier mot de l’histoire n’est pas dit, et ne sera jamais dit sans doute. Nos vies ne sont-elles pas trop courtes pour nous donner le temps d’aller jusqu’au bout d’une phrase, qui reste éternellement, à travers nos balbutiements, à l’état d’intention ? J’ai renoncé à entendre ces dernières paroles, dont le bruit, si elles pouvaient seulement être prononcées, ébranlerait le ciel et la terre. Nous ne trouvons jamais le temps de prononcer notre dernière parole, de dire le dernier mot de notre amour, de notre désir, de notre foi, de notre remords, de notre soumission, de notre révolte. Le ciel et la terre ne veulent pas être ébranlés sans doute, au moins par nous qui connaissons sur eux trop de vérités. Mes dernières paroles sur le compte de Jim seront brèves. J’affirme qu’il a atteint une vraie grandeur, mais une telle histoire est rapetissée par celui qui la raconte ou plutôt par ceux qui l’écoutent. Franchement, c’est moins de mes paroles que je me méfie que de vos esprits. Je saurais être éloquent si je ne craignais que vous ayez