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« Il laissait percer sous ces mots un accent d’orgueil personnel qui me fit sourire ; on aurait dit qu’il avait pris une part à l’ordonnance de ce spectacle unique. Il avait réglé tant de choses, au Patusan, tant de choses qui eussent paru aussi impossibles à contrôler pour lui que la marche du soleil et des étoiles !

« C’était inconcevable, et c’était pourtant le caractère particulier du rôle auquel Stein et moi l’avions inconsciemment convié, sans autre dessein que de l’éloigner de la vie des hommes, et de l’arracher plus encore à la sienne, comprenez-le. Tel était notre premier mobile, bien que j’aie peut-être eu, je dois l’avouer, un autre motif pour me pousser. Je devais rentrer pour quelque temps en Angleterre et il est possible que j’eusse, à demi inconsciemment peut-être, souhaité disposer de lui, disposer de lui, vous m’entendez, avant mon départ. Je retournais au pays, et c’est le pays qui me l’avait envoyé, avec sa triste peine et ses droits obscurs, comme un homme qui halète sous un fardeau, dans le brouillard. Je ne puis affirmer l’avoir jamais clairement vu…, même aujourd’hui, après cette dernière visite que je lui ai faite, mais il me semblait que moins je le comprenais, plus j’avais d’obligations envers lui, au nom même de ce doute qui est une part inséparable de notre connaissance. En savais-je tellement plus sur moi-même ? Je retournais donc au pays, je vous le répète, à ce pays assez lointain pour que tous les foyers y deviennent comme un seul foyer, auquel le plus humble d’entre nous a le droit de s’asseoir. Illustres ou obscurs, nous errons par milliers à la surface du globe, pour amasser au-delà des mers argent ou gloire, ou gagner seulement une croûte de pain ; mais il me semble que pour chacun de nous le retour au pays constitue une sorte de reddition de comptes. Nous rentrons pour affronter nos supérieurs, nos parents, nos amis, ceux à qui nous obéissons et ceux que nous aimons… mais les êtres mêmes qui n’ont personne, les plus dépouillés, les plus solitaires, les plus libérés de juges et de liens, ceux pour qui le foyer ne comporte ni chers visages ni voix familières, – doivent affronter l’âme du pays, l’âme qui flotte dans son air et dans son ciel, sur ses vallées et sur ses collines, sur ses champs, ses eaux et ses bois, comme un muet ami, un juge et un inspirateur. Dites ce que vous