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« Il était difficile, à ce moment, de croire à l’existence extérieure de Jim, à cette existence commencée dans un presbytère, souillée par le contact des foules comme par des nuages de poussière, réduite au silence, dans le monde matériel, par les appels tumultueux de la vie et de la mort…, mais son impérissable réalité s’imposait pourtant à moi avec une force convaincante et terrible. Je la distinguais avec netteté, comme si notre course à travers les hauts appartements silencieux, comme si les lueurs tremblantes et les visions furtives de silhouettes humaines et de flammes vacillantes dans des profondeurs transparentes et insondables, nous eussent fait approcher de la Vérité absolue, qui, à l’instar de la Beauté, flotte à demi submergée, obscure et fugitive, sur les immobiles et muettes eaux du mystère. – « C’est possible », concédai-je, avec un rire léger, dont la répercussion inattendue et bruyante me fit aussitôt baisser le ton, « mais ce dont je suis sûr, au moins, c’est que vous l’êtes bien, vous aussi. » La tête penchée sur la poitrine, et le candélabre levé très haut, il se remit en marche. – « Oh, évidemment, j’existe aussi…, » murmura-t-il.

« Il me précédait. Mes yeux suivaient ses mouvements, mais ce que je voyais, ce n’était pas le chef de la maison de commerce, l’hôte joyeusement accueilli dans les réunions, le correspondant de sociétés savantes et de naturalistes lointains ; je voyais seulement la réalité d’une destinée qu’il avait su guider d’un pas ferme, je voyais cette vie commencée dans un humble milieu, cette existence riche de généreux enthousiasmes, d’amitiés, d’amour, de guerres, de tous les éléments exaltés du roman. Devant la porte de ma chambre, il se retourna vers moi : – « Oui », fis-je, comme si j’eusse poursuivi une discussion, « … et entre autres choses, vous aviez follement rêvé d’un certain papillon ; mais lorsqu’un beau matin, votre rêve est venu à votre rencontre, vous n’avez pas laissé échapper l’occasion merveilleuse… N’est-ce pas ?… Tandis que lui… » Stein leva la main : – « Savez-vous donc combien d’occasions j’ai laissé s’enfuir, combien j’ai laissé s’évanouir de rêves qui avaient croisé mon chemin ? » Il hocha la tête avec regret. « Je crois bien que certains de ces rêves auraient été très beaux, si j’avais su les réaliser… Mais savez-vous combien ?… Je ne le sais peut-être pas moi-même ! » – « Que les siens aient