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d’un rêve. Il possédait un peu d’argent ; il se refit une vie nouvelle, et au bout d’un certain nombre d’années, avait amassé une fortune considérable. Il avait d’abord fait de nombreux voyages dans les îles, mais l’âge était venu, et depuis quelque temps, il quittait rarement sa maison spacieuse enclose à une lieue de la ville, dans son vaste parc, et entourée d’écuries, de communs et de cabanes de bambou pour son nombreux personnel de domestiques et d’employés. Chaque matin, il se rendait, dans sa charrette légère, à la ville où il avait un bureau avec des commis blancs ou Chinois. Il possédait une flottille de goélettes et de bateaux du pays, pour faire, sur une large échelle, le commerce de denrées des îles. Il menait le reste de sa vie en solitaire, mais sans misanthropie, entre ses livres et ses collections, sans cesse occupé à classer et à ranger ses spécimens, correspondant avec des entomologistes d’Europe, dressant un catalogue descriptif de ses trésors. Telle était l’histoire de l’homme que j’étais, sans aucun espoir précis, d’ailleurs, venu consulter sur le cas de Jim. C’eût été déjà un soulagement pour moi que de connaître son sentiment sur l’affaire. J’étais tout plein de mon sujet, mais je n’en respectai pas moins l’intérêt intense et presque passionné avec lequel il contemplait son papillon, comme s’il eût pu, dans la splendeur bronzée de ces ailes fragiles, dans les traînées blanches, dans les taches somptueuses, distinguer d’autres visions, voir l’image de choses aussi périssables, mais qui eussent pourtant aussi bravé la destruction que ces tissus délicats et sans vie dont la mort ne pouvait ternir la magnificence.

– « Merveilleux… » répéta-t-il, en levant les yeux sur moi. « Regardez… ! Cette beauté, ce n’est rien encore, mais admirez cette précision, cette harmonie… Quelle fragilité… Et quelle force pourtant !… Quelle exactitude… Voilà bien la Nature, l’équilibre de forces colossales !… Toutes les étoiles d’un côté !… tous les brins d’herbe de l’autre…, et le formidable Kosmos, dans son équilibre parfait produit ceci… Cette merveille, ce chef-d’œuvre de la Nature, l’immense artiste… »

– « Je n’ai jamais rencontré entomologiste aussi enthousiaste », fis-je remarquer gaiement. « Le chef-d’œuvre ? Et que faites-vous de l’homme ? »