Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/175

Cette page n’a pas encore été corrigée

espèce de Danois à yeux louches, dont la carte de visite proclamait ce titre, sous un nom à coucher à la porte : « Premier lieutenant de la Marine Royale du Siam. » Le bonhomme était une vraie mazette au billard, mais ne devait pas aimer se faire battre. Ayant assez bu, vers la sixième partie, pour être de méchante humeur, il se mit à faire quelques remarques désobligeantes sur le compte de Jim. La plupart des assistants ne distinguèrent pas ses paroles, et quant à ceux qui les avaient entendues, les déplorables conséquences qu’elles entraînèrent aussitôt, parurent avoir effacé tout souvenir de leur esprit. Le Danois dut s’estimer heureux de savoir nager, car la pièce donnait sur une véranda, au-dessous de laquelle le Menam roulait ses eaux larges et profondes. Une embarcation de Chinois, probablement engagés dans quelque expédition de maraude, repêcha l’officier du roi de Siam, et vers minuit, Jim arriva sans chapeau à bord de mon navire. – « Tout le monde paraissait au courant de mon histoire, dans ce café », fit-il, tout haletant encore de la lutte, apparemment. Il regrettait un peu, en gros, ce qui s’était passé, mais dans ce cas-là, comme il le disait : « il n’avait pas le choix ». Ce qui causait surtout sa détresse, c’était de voir que tout le monde connaissait aussi bien la nature de son douloureux fardeau que s’il l’eût, tout le temps, porté sur les épaules. Naturellement, après un tel esclandre, il ne put rester dans la ville. Il fut universellement blâmé d’une violence brutale, qui convenait mal à un homme dans sa situation délicate ; d’aucuns l’accusaient d’avoir été abominablement ivre sur le moment : d’autres critiquaient son manque de tact : Schomberg lui-même se montra très vexé : – « C’est un très gentil jeune homme », m’expliquait-il, « mais le lieutenant aussi est un garçon de premier ordre. Il dîne tous les soirs à ma table d’hôte, vous savez ! Et il y a une queue de billard cassée, je ne puis pas tolérer pareille histoire. La première chose que j’ai faite, ce matin, c’est d’aller présenter des excuses au lieutenant, et je crois l’affaire arrangée en ce qui me concerne : mais songez un peu, capitaine, si tous les consommateurs se livraient à ce petit jeu-là !… Le lieutenant aurait très bien pu être noyé !… Et ici, je ne puis pas aller chercher une queue de billard dans la rue d’à côté. Il faut que j’écrive