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que cette plaisanterie ? » Il hoche la tête, et je comprends, à voir ses yeux, qu’il est déjà parti, Monsieur ! Alors je me tourne vers lui, et je lui en dis de toutes les couleurs : – « Qu’est-ce qui vous fait fuir ? Que vous a-t-on donc fait ? Qu’est-ce qui vous tourmente si fort ? Vous n’avez pas la malice d’un rat : les rats ne quittent pas un si bon navire ! Où voulez-vous trouver pareille situation, espèce de ceci… et de cela… ? » Il en était malade, je puis vous l’affirmer. « La maison ne va pas sombrer », dis-je. Il fait un véritable bond. – « Adieu ! » lance-t-il, avec un signe de tête, comme un grand seigneur. « Vous n’êtes pas un mauvais type, Egström, mais je vous jure que si vous connaissiez mes raisons, vous ne voudriez plus me garder chez vous ! » – « C’est le plus grand mensonge que vous ayez fait de votre vie ; je sais bien ce que je pense ! » Il m’enrageait si bien que je préférais en rire. « Alors, vous n’avez même pas le temps de boire votre verre de bière, malheureux ? » Je ne sais ce qu’il avait ; on aurait dit qu’il ne pouvait plus trouver la porte ; c’était quelque chose de comique, je vous l’assure, capitaine. Je finis par avaler la bière moi-même : « Eh bien, puisque vous êtes si pressé, c’est moi qui bois à votre santé », lui dis-je. « Seulement, écoutez-moi bien : si vous continuez à jouer ce petit jeu-là, vous vous apercevrez bientôt que la terre n’est pas assez grande pour vous, voilà tout ! » Il me lança un regard noir et se précipita au-dehors, avec un visage à faire peur aux petits enfants. »

« Egström poussa un grognement d’amertume et passa ses doigts noueux dans un de ses favoris blonds. – « Je n’ai jamais pu retrouver son pareil ! Tout n’est plus que souci et ennui pour nous… Et où l’aviez-vous donc rencontré, capitaine, si je puis vous le demander ? »

– « C’était le second du Patna, lors du fameux accident », fis-je, en sentant que je devais à cet homme une sorte d’explication. Egström resta un instant muet, les doigts plongés dans ses touffes de poils, puis faisant explosion tout à coup : – « Et qui diable se soucie de cette histoire-là ? » – « Oh ! personne sans doute… » approuvai-je. – « Mais, en tout cas, quel diable d’homme est-ce donc, pour se faire des idées pareilles ?… » Et fourrant tout à coup dans sa bouche son favori de gauche avec un air de stupeur : « Seigneur ! »