Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/163

Cette page n’a pas encore été corrigée

même dire entêtée, il commença péniblement : « Je serais une brute, maintenant… » et sa voix parut se briser. – « Ne parlez plus de cela », fis-je, presque alarmé de ce déploiement d’émotion sous lequel perçait une exaltation étrange. J’avais imprudemment tiré la ficelle du pantin dont je ne connaissais pas tout à fait le mécanisme. – « Il faut que je m’en aille, maintenant », déclara-t-il. « Par Jupiter, vous m’avez bien aidé. Je ne puis rester en place… La chose même dont j’avais besoin !… » Il me regarda avec une surprise admirative. « La chose même !… »

« Évidemment, c’était le geste nécessaire. Il y avait dix contre un à parier que je venais de le sauver de la misère mortelle, de cette sorte de misère et de mort qui vont toujours de pair avec l’ivrognerie. C’est tout. D’illusion, à cet égard, je n’en avais aucune, mais je me demandais, en le regardant, quelle pouvait être la nature de l’illusion qu’il avait si évidemment, depuis trois minutes, accueillie dans son cœur. Je lui avais mis dans la main le moyen de mener convenablement la besogne sérieuse de la vie, de se procurer, selon la méthode habituelle, nourriture, boisson et abri, à l’heure où son esprit blessé risquait de se retirer clopin-clopant dans un trou, pour y mourir d’inanition, comme un oiseau à l’aile brisée. Voilà ce que je lui donnais : une chose bien petite et bien nette, et voici que la façon dont il accueillait mon geste faisait grandir cette petite chose, à la lueur confuse de la bougie, pour en faire une ombre énorme, indistincte, et peut-être redoutable. – « Vous ne m’en voulez pas de ne pas trouver des paroles nécessaires ? » éclata-t-il enfin. « Que pourrait-on dire ? Hier soir déjà, vous m’avez fait un bien infini. En m’écoutant, vous savez… Je vous donne ma parole que j’ai senti plus d’une fois le sommet de mon crâne prêt à sauter… » Il bondit, bondit positivement de côté et d’autre, fourra ses mains dans ses poches, les en retira, jeta sa casquette sur sa tête. Je ne m’imaginais pas trouver chez lui vivacité aussi allègre. Je pensais, en le voyant, à une feuille morte prise dans un tourbillon, cependant qu’une appréhension mystérieuse, le poids d’un doute obscur me clouaient sur ma chaise. Il resta un instant figé, comme un homme pétrifié par une révélation soudaine : – « Vous m’avez rendu la confiance ! » déclara-t-il lentement. – « Oh ! pour l’amour de Dieu, ne dites pas cela,