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– « Par Jupiter ! Il me semble que rien ne pourra plus me toucher », fit-il avec un accent de sombre conviction. « Si cette affaire-là ne m’a pas flanqué par terre, comment craindrais-je de n’avoir pas assez de temps pour regrimper… et… » Il leva les yeux vers le plafond.

« Je compris tout à coup que c’est parmi les pareils de Jim que se recrute la grande armée des vagabonds et des épaves, l’armée qui descend, descend toujours, et marche dans tous les ruisseaux du monde. Dès qu’il aurait quitté ma chambre, « ce petit coin d’asile », il prendrait sa place dans les rangs de l’immense armée et commencerait sa marche vers l’abîme sans fond. Au moins ne me faisais-je pas d’illusions, mais c’est moi maintenant, moi qui, un instant auparavant, me sentais si sûr de la puissance des mots, c’est moi qui avais peur de parler, comme un ascensionniste a peur de bouger, de crainte de lâcher une prise glissante. C’est lorsque nous nous efforçons de comprendre la soif intime d’un cœur d’homme, que nous nous apercevons combien incompréhensibles, hésitants et nébuleux sont les êtres qui partagent avec nous le spectacle des étoiles et la chaleur du soleil. On dirait que la solitude est une condition absolue et terrible de l’existence ; l’enveloppe de chair et de sang où s’arrêtent nos yeux fond devant la main tendue, et seul reste l’esprit capricieux, inconsolable et fugitif qu’aucun œil ne peut déceler, qu’aucune main ne peut saisir. C’est la crainte de le perdre qui me rendait silencieux, car je m’étais tout à coup avisé, avec une incompréhensible conviction, que si je le laissais s’enfuir dans la nuit, je ne me le pardonnerais jamais.

– « Eh bien ! encore une fois merci !… Vous avez été… euh… extraordinairement… Non, il n’y a pas de mot pour… Extraordinairement… Et franchement, je ne sais pas pourquoi… J’ai peur de ne pas me montrer aussi reconnaissant que je le serais… si toute cette affaire ne m’était pas tombée dessus aussi brusquement… Parce qu’au fond, vous…, vous-même… » Il balbutiait.

– « C’est bien possible », hasardai-je, ce qui lui fit froncer les sourcils.

– « Tout de même on est responsable » ; il me surveillait comme un faucon.

– « Oui, c’est vrai aussi », acquiesçai-je.