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Il fit quelques pas de long en large. – « C’est fini ! » l’entendis-je déclarer. Un dernier coup de tonnerre éclata sur la mer comme l’appel d’un canon d’alarme. « La mousson vient de bonne heure, cette année », fit-il remarquer derrière mon dos, d’un air détaché. Cet accent m’encouragea à me retourner, ce que je fis dès que j’eus fini d’écrire l’adresse sur la dernière de mes enveloppes. Il fumait voracement au milieu de la pièce, et bien qu’il m’eût entendu bouger, il se tint un instant encore le dos tourné vers moi.

– « Allons, j’ai bien supporté la chose ! » fit-il avec une volte brusque. « Il y a quelque chose de terminé… pas grand-chose… ; je me demande ce qui va arriver ? » Son visage ne trahissait aucune émotion, mais paraissait un peu assombri, un peu gonflé, comme s’il eût retenu son souffle. Il sourit à contrecœur, si l’on peut dire, et poursuivit, tandis que je le regardais sans parler : « Merci tout de même… Votre chambre… bien commode… pour un homme… mal en point… » La pluie tombait et sifflait dans le jardin ; une gouttière, crevée sans doute, s’amusait, juste devant la fenêtre, à jouer une parodie de douleur convulsive, avec des sanglots comiques et des lamentations mouillées, coupées par des spasmes de silence haletant… « Un petit coin d’asile », marmonna-t-il, puis il se tut.

« Un éclair lointain zébra le cadre des fenêtres, puis s’éteignit sans bruit. Je me demandais comment j’allais m’approcher de lui (je n’entendais pas être repoussé une seconde fois), lorsqu’il laissa échapper un éclat de rire bref. – « Je ne suis plus qu’un vagabond, maintenant… », le bout de sa cigarette se consumait entre ses doigts, « … sans un… sans un… » il parlait lentement… « … Et pourtant… » Il se tut. La pluie redoublait de violence. « … Un jour ou l’autre, il faut bien qu’un retour de chance vous fasse tout retrouver… Il faut bien ! » murmura-t-il nettement, en regardant ses souliers.

« J’ignorais ce qu’il désirait si fort retrouver, et ce qui lui manquait de si redoutable façon. C’était peut-être chose trop importante pour pouvoir s’exprimer en paroles. Un bout de peau d’âne, à croire Chester… Il me regarda avec des yeux interrogateurs. – « C’est possible si la vie est assez longue », grommelai-je entre mes dents avec une animosité irraisonnée. « Mais ne vous y fiez pas trop ! »