Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/156

Cette page n’a pas encore été corrigée

que cette impression-là n’est pas la plus durable en moi. Il était protégé par son isolement : seul représentant d’une race supérieure, il se trouvait en contact étroit avec une nature qui se montre si facilement fidèle à ses amants. Mais je ne puis ancrer en moi l’idée de son salut définitif. Je le reverrai toujours devant la porte ouverte de ma chambre où il prenait si bien à cœur, trop peut-être, les conséquences palpables de sa faiblesse. Je suis heureux, certes, que mes efforts aient abouti à un bon résultat, voire à un certain degré de splendeur pour lui, mais par moments il me semble qu’il eût mieux valu, pour la paix de mon esprit, ne pas m’interposer entre lui et la maudite générosité de Chester. Je me demande ce que son imagination exubérante eût fait du Rocher de Walpole, la miette de terre la plus détestable et la plus abandonnée de la surface des eaux. Il est bien probable que j’en aurais toujours tout ignoré, car vous saurez que Chester, après avoir fait escale dans un port d’Australie pour réparer son brick antédiluvien, cingla sur le Pacifique avec vingt-deux hommes en tout, et que les seules nouvelles pouvant avoir trait au mystère de son sort, furent celles d’un ouragan survenu un mois plus tard, à peu près, et qui dut rencontrer le Banc de Walpole sur sa route. On ne retrouva jamais le moindre vestige des Argonautes ; aucun son ne sortit de l’espace. Finis ! Le Pacifique est, de tous les océans, vivants et ardents, le plus discret ; l’Atlantique glacé garde aussi les secrets, mais c’est plutôt à la façon d’une tombe.

« Il y a d’ailleurs un sentiment de paix heureuse dans une telle discrétion, un sentiment que nous sommes tous plus ou moins sincèrement prêts à agréer, et qui, mieux que tout, rend supportable l’idée de la mort. La fin. Finis ! le mot formidable, l’exorcisme qui chasse de la maison de la vie l’ombre errante de la Destinée. Voilà, malgré le témoignage de mes yeux et ses affirmations véhémentes, ce qui me fait défaut lorsque je songe au succès de Jim. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, je le sais, mais il y a de la crainte aussi. Je ne veux pas dire que je regrette mon geste, ni que la pensée m’en empêche de dormir la nuit, mais l’idée s’impose souvent à moi qu’il se préoccupait trop de sa disgrâce, alors que c’est la faute qui importe seule. Je ne le voyais pas clairement, si je puis dire, pas clairement, et je soupçonne qu’il ne se voyait pas clairement lui-même. On