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pour qu’on pût leur confier la destinée d’un homme ! Et une parole porte loin, – très loin, – et sème la destruction à travers le temps comme une balle à travers l’espace. Je ne dis rien, et sur le balcon, le dos tourné à la lumière, Jim ne faisait ni un bruit ni un geste, comme s’il eût été ligoté et bâillonné par tous les ennemis invisibles des hommes. »



XVI


– « Le temps était proche où je devais le voir aimé, suivi, admiré, avec une légende de force et de vaillance autour de son nom, comme s’il eût eu l’étoffe d’un héros. C’est vrai, je vous l’affirme, aussi vrai que je vous parle bien en vain de lui, en ce moment. Lui, de son côté, possédait ce talent de distinguer au passage les traits de son désir et la force de son rêve, ce talent sans lequel le monde ne connaîtrait amants ni aventuriers. Dans la brousse, il sut conquérir un tribut de gloire et un bonheur arcadien (sans parler d’une vie d’innocence), qui lui procuraient autant de satisfaction qu’en eussent valu à d’autres hommes gloire et bonheur arcadien des rues. La félicité…, la félicité… comment dirai-je, gît sous toutes les latitudes au fond d’une coupe d’or ; c’est en vous que se trouve son parfum, en vous seul, et vous pouvez le rendre aussi grisant qu’il vous plaît. Jim était de ces hommes qui boivent la coupe jusqu’au fond, comme vous avez pu en juger déjà. Je le trouvai sinon positivement enivré, au moins exalté par l’élixir qu’il goûtait. Il n’avait pas tout de suite trouvé le bonheur, mais avait subi, comme vous le savez, une période d’épreuves chez de maudits fournisseurs de navires ; il souffrait, et moi, je… je me tourmentais de… de… tout ce que j’avais mis en lui de confiance, si vous voulez. Aujourd’hui encore, je ne suis pas certain d’être tout à fait rassuré sur son compte, après l’avoir vu dans sa gloire, en pleine lumière ; c’est la dernière vision que je garde de lui, dominateur, et en accord parfait cependant avec son entourage, avec la vie des forêts et la vie des hommes. J’ai été frappé de ce spectacle, je le reconnais, mais je suis obligé de m’avouer à moi-même