Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/153

Cette page n’a pas encore été corrigée

mystérieuses ou parfaitement désespérées à des gens moins imaginatifs que lui. J’écrivais ; j’écrivais ; je liquidais tout l’arriéré de ma correspondance, et me mis à écrire à des amis qui n’avaient aucune raison d’attendre de moi un bavardage sans objet. De temps en temps, je lançais un regard de côté. Jim paraissait rivé au sol, mais des frissons convulsifs couraient le long de son dos et ses épaules étaient agitées de brusques secousses. Il luttait, il luttait…, d’abord, apparemment, pour chercher sa respiration. Les ombres massives projetées d’un côté par la flamme droite de la bougie semblaient animées d’une conscience lugubre ; l’immobilité des meubles prenait, sous mes regards furtifs, un aspect d’attention. Je me forgeais des imaginations, pendant mon industrieux griffonnage, et bien qu’il n’y eût, dans la chambre, que silence et immobilité, j’éprouvais, dès que s’interrompait le grincement de ma plume, ce trouble profond et cette confusion de l’esprit qu’amène en général l’imminence d’un tumulte violent, d’une grosse tempête par exemple. Certains d’entre vous peuvent savoir ce dont je parle, et connaître cette inquiétude, cette détresse, cette irritation mêlées à une sorte de lâcheté, tous sentiments assez déplaisants à endurer, mais qui donnent à la résistance un mérite tout particulier. Je ne me targue d’ailleurs, en l’espèce, d’aucun mérite pour avoir supporté la tension des souffrances de Jim : j’avais mes lettres comme refuge ; j’aurais écrit à des étrangers s’il l’eût fallu. Tout à coup, au moment où je saisissais une nouvelle feuille de papier, j’entendis un bruit, le premier bruit qui fût parvenu à mes oreilles dans la pénombre muette de la pièce, depuis que nous étions enfermés ensemble. Je gardai la tête baissée et ma main s’immobilisa. Ceux qui ont veillé un malade ont connu, pendant les nuits de garde, ces bruits légers, arrachés à un corps douloureux ou à une âme lasse. Jim poussa la porte vitrée, avec une force et une brusquerie telles que les vitres tintèrent ; il sortit sur la véranda, et je retins mon souffle, en tendant l’oreille, sans savoir ce que j’attendais. Il prenait vraiment trop à cœur une formalité creuse qui paraissait à l’esprit critique d’un Chester indigne de l’attention d’un homme capable de voir les choses comme elles sont. Une formalité creuse… un bout de parchemin… bien, bien… Quant à un inaccessible dépôt de guano, c’était