Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/146

Cette page n’a pas encore été corrigée

d’un casque à visière doublée de vert, était venu se joindre à nous après avoir traversé la rue d’un pas court et traînant ; il s’appuyait des deux mains au manche de son parapluie ; une barbe blanche striée d’ambre tombait en masse jusqu’à sa ceinture. Il clignait ses paupières ridées en me regardant d’un air ahuri. « Comment allez-vous ? Comment allez-vous ? » fit-il avec amabilité, en trébuchant. – « Un peu sourd », m’avertit à mi-voix Chester. – « Est-ce pour acheter un vieux vapeur que vous l’avez traîné pendant deux mille lieues ? » demandai-je. – « Je lui aurais fait faire deux fois le tour du monde sur un simple mot », répondit Chester avec une énergie farouche. « Ce vapeur-là fera notre fortune, mon garçon. Est-ce ma faute si armateurs et capitaines sont de maudits imbéciles dans votre sacrée Australasie ? Un jour, à Auckland, j’ai causé trois heures avec un bonhomme. – « Envoyez un bateau », lui disais-je, « envoyez un bateau ! Je vous donne la moitié de la première cargaison pour rien,… gratis… pour faire un bon début ! » Il me répond : – « Je ne vous donnerais pas de navire, quand même je n’aurais pas d’autre endroit au monde pour en envoyer un ! » Voyez l’imbécile !… Les rochers, les courants, l’absence de mouillage, la falaise accore… aucune compagnie ne voudrait courir les risques d’assurance ; il ne voyait pas comment on arriverait à compléter une cargaison en moins de trois ans ! Idiot ! J’étais presque à genoux devant lui. – « Mais voyez donc les choses comme elles sont ! » lui criais-je. « Ne vous occupez pas des rochers et des tempêtes ; regardez seulement ce qu’il y a là-bas ! C’est du guano que les planteurs de canne du Queensland se disputeraient sur le quai, je vous l’affirme… » Mais qu’est-ce que vous voulez faire avec un imbécile ?… – « C’est une de vos bonnes farces, Chester », me dit-il. « Une farce. J’en aurais pleuré !… Demandez donc au capitaine Robinson… Et à Wellington encore, un autre armateur, un gros type à gilet blanc… Il paraissait croire que je voulais tenter une escroquerie. – « Je ne sais à quelle espèce de crétin vous croyez avoir affaire », me disait-il, « mais je suis occupé pour l’instant. Au revoir… » J’aurais voulu l’empoigner à deux mains et le faire passer par la fenêtre de son bureau. Mais je me retenais ; je me faisais mielleux comme un pasteur. – « Pensez à mon affaire », insistai-je, « repensez-y seulement ; je