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dans la jungle, pour y cacher sa sensibilité déplorable, ajoutèrent un mot au monosyllabe de son incognito. Ils l’appelèrent Tuan Jim, – Lord Jim comme on dirait chez nous.

Il sortait d’un presbytère. Plus d’un capitaine de beau vaisseau marchand est issu d’un tel séjour de piété et de paix. Le père de Jim possédait sur l’Inconnaissable des connaissances assez précises pour mener dans la voie droite les habitants des chaumières, sans troubler la quiétude de ceux qu’une infaillible Providence a fait vivre dans des châteaux. Perchée sur une colline, la petite église avait la teinte grisâtre d’un rocher moussu, aperçu à travers les trous d’un rideau de feuillages. Elle s’élevait là depuis des siècles, mais les arbres qui l’entouraient devaient se souvenir encore d’avoir vu poser sa première pierre. Au-dessous d’elle, la façade rouge du presbytère mettait sa teinte chaude, parmi les pelouses, les corbeilles de fleurs et les sapins. Derrière la maison, flanquée à gauche d’une cour d’écurie pavée, s’étendait un verger où les toits en pente des serres s’adossaient à un mur de briques. La cure était, depuis des générations, un fief de famille, mais Jim était le dernier de cinq fils, et lorsque des romans d’aventures, lus au cours des vacances, eurent éveillé sa vocation de marin, on l’expédia sans tarder sur un « bateau-école pour officiers de la marine marchande ».

Il y apprit un peu de trigonométrie, et sut bientôt brasser les vergues de perroquet. Généralement aimé, il se classait troisième en navigation, et ramait dans le premier canot. Grâce à sa tête solide et à sa vigueur physique, il se trouvait à l’aise dans les hunes. De son poste, à la hune de misaine, il regardait souvent, avec le mépris de l’homme appelé à briller au milieu des périls, la multitude paisible des toits coupée en deux par le courant de la rivière, et, semées aux confins de la campagne voisine, les cheminées d’usines, minces comme des crayons, qui se dressaient toutes droites sous un ciel de suie, en vomissant leur fumée comme des volcans. Il voyait les grands vaisseaux en partance, les larges bacs toujours en mouvement, les petites barques qui flottaient très bas au-dessous de lui ; il contemplait au loin la splendeur brumeuse de la mer et l’espoir d’une vie fiévreuse dans un monde d’aventures.

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