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qui m’écrasait la main, d’un rire nerveux. La bougie vacilla, et c’en fut fini ce soir-là ; un soupir rauque monta vers moi, dans la nuit, puis le malheureux disparut je ne sais comment ; la nuit dévora sa silhouette. C’était un affreux maladroit, affreux ! J’entendis le cri du gravier sous la semelle de ses souliers. Il courait !… il courait, ce garçon qui n’avait nul endroit où aller. Et il n’avait pas encore vingt-quatre ans.



XIV


– « Je dormis peu, dépêchai mon déjeuner, et renonçai, après une courte hésitation, à ma visite matinale au bateau. Véritable négligence de ma part, car si mon second était, à tous points de vue, un excellent homme, il était aussi victime d’imaginations si noires que, faute de recevoir à point nommé une lettre de sa femme, il devenait fou de rage et de jalousie, perdait goût au travail, cherchait querelle à tous les hommes et s’en allait pleurer dans sa cabine, lorsqu’il ne faisait pas montre d’une férocité qui risquait de pousser l’équipage à la révolte. Un tel état de choses m’avait toujours paru inexplicable ; ils étaient mariés depuis treize ans ; j’avais un jour aperçu sa femme, et honnêtement, je ne pouvais m’imaginer homme assez abandonné pour se plonger dans le péché pour l’amour d’une créature aussi dénuée de charmes. Peut-être avais-je eu tort d’hésiter à faire voir les choses sous ce jour au pauvre Selvin ; le malheureux se faisait un véritable enfer sur la terre : et moi, je souffrais aussi de ses lubies, mais c’est sans doute une sorte de fausse délicatesse qui m’avait retenu. Les relations conjugales des marins fourniraient un sujet bien intéressant, et je pourrais vous citer des exemples… Mais ce n’est ni le lieu ni le moment voulus pour aborder pareil sujet, et nous nous occupons de Jim… qui n’était pas marié. Si sa conscience ou son orgueil d’imaginatif, si tous les fantômes extravagants ou les ombres austères, familiers désastreux de sa jeunesse, ne voulaient pas le laisser fuir devant l’échafaud, moi qui ne puis évidemment