Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/137

Cette page n’a pas encore été corrigée

convenance, quand… » – « C’est trop bon à vous », murmura-t-il, sans lever les yeux. Je l’observais attentivement ; l’avenir devait lui paraître affreusement incertain, mais il ne bronchait pas, comme si, en effet, son cœur eût été parfaitement valide. Je ressentais une certaine irritation, que j’avais éprouvée déjà, à plusieurs reprises dans la soirée. – « Toute cette misérable affaire », m’écriai-je, « doit être assez amère pour un homme de votre espèce… » – « Oh ! oui ! oh ! oui ! » soupira-t-il, à deux reprises, en gardant les yeux fixés sur le sol. C’était déchirant ! Il s’élevait tout droit au-dessus de la lumière tremblotante, et je voyais le duvet de ses joues, je voyais la chaude rougeur qui passait sous la peau unie de son visage. Croyez-moi ou non, je vous affirme que c’était affreusement déchirant. Je me sentis poussé à la brutalité : – « Oui », dis-je, « et je suis parfaitement incapable, permettez-moi de l’avouer, d’imaginer ce que vous pouvez attendre de cette obstination à vider la coupe jusqu’à la lie. » – « Ce que je peux… ? » murmura-t-il, sans sortir de sa torpeur. – « Je veux être pendu si je comprends ! » lançai-je avec colère. – « J’ai essayé de vous expliquer le fond de ma pensée », reprit-il lentement, comme s’il eût cherché un argument irréfutable. « Mais après tout, c’est moi qui souffre ! » J’ouvrais la bouche pour riposter, lorsque je m’aperçus soudain que j’avais perdu toute confiance en moi-même ; le jeune homme devait éprouver à mon endroit le même sentiment, car il se mit à grommeler comme un homme qui se parle à lui-même : – « Alors, ils se sont cachés dans un hôpital !… Ils ont filé !… Il n’y en a pas un qui ait voulu affronter les conséquences… Oh les !… » Il fit un geste léger de la main, pour signifier son dédain, « Mais moi, il faut que je supporte l’épreuve jusqu’au bout, et je n’y manquerai pas… Non, je n’y manquerai pas ! » Il restait silencieux, les yeux fixes, comme un homme halluciné. Son visage reflétait inconsciemment des expressions fugitives de mépris, de désespoir, de résolution, les reflétait tour à tour comme un miroir magique refléterait le passage furtif de formes supraterrestres. Il vivait dans un monde de fantômes décevants et d’ombres austères. – « Mais c’est absurde, mon cher ami… » commençai-je. Il esquissa un geste d’impatience : – « Je crois que vous me comprenez mal ! » fit-il, d’un ton tranchant ; « j’