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sur le mystère des détresses et des douleurs. Il aurait dû porter une soutane noire râpée, soigneusement boutonnée jusqu’à son ample menton, plutôt que la tunique à épaulettes et à boutons de cuivre. Sa large poitrine se soulevait régulièrement, tandis qu’il poursuivait son récit. Il me disait que cette affaire avait été une aventure du diable, – « comme vous pouvez vous le figurer, sans doute, en votre qualité de marin ». Il se pencha vers moi à la fin de sa phrase et plissa ses lèvres rasées, pour en laisser sortir l’air avec un petit sifflement. « Heureusement », expliqua-t-il, « la mer était plate comme cette table, et il n’y avait pas plus de vent qu’ici. » La pièce me semblait, en effet, intolérablement chaude et étouffante ; le visage me brûlait comme si j’eusse été assez jeune pour me trouver embarrassé et rougissant. Naturellement la canonnière avait mis le cap sur le port anglais le plus proche, où, Dieu merci, leur responsabilité avait cessé… Il gonflait légèrement ses joues plates… « Parce que, notez-le bien, pendant tout le temps de la remorque, nous avions laissé deux quartiers-maîtres près des haussières, haches en main, pour trancher le câble au cas où… « Le mouvement des lourdes paupières qu’il abaissait me fit parfaitement comprendre le sens de ses paroles… « Que voulez-vous ? On fait ce qu’on peut ! » et, pendant un instant, il sut donner à son immobilité pesante un air de résignation. « Deux quartiers-maîtres… trente heures… toujours sur le qui-vive ! Deux ! » répéta-t-il, en levant doucement sa main droite et en soulevant deux doigts. C’est le premier geste que je lui eusse vu faire, le premier. Ce fut pour moi l’occasion de noter sur le dos de sa main une cicatrice étoilée, reliquat manifeste d’un coup de feu ; et comme si ma vue eût été aiguisée par cette découverte, j’aperçus aussi sur le côté de sa tête, la trace d’une vieille blessure, qui commençait un peu au-dessous de la tempe, pour se perdre dans les cheveux courts et grisonnants, et qui devait être due à une éraflure de sabre ou à un coup de lance. Il joignit à nouveau les mains sur son ventre. « J’étais resté à bord de ce… de ce… ma mémoire s’en va… Ah ! Patina ; c’est bien ça… Patt-na. Merci ! C’est drôle comme on oublie ! Je suis resté sur ce bateau-là pendant trente heures… ! »

– « Pas possible ! » m’écriai-je. Les yeux toujours baissés