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prévu justifiait leur précipitation. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils n’eussent pas songé à chercher d’autres explications. Et pourtant la véritable explication était bien simple ; à peine Brierly l’eut-il suggérée, que le tribunal cessa de s’occuper de la question. Le navire était arrêté, si vous vous en souvenez, et gardait la direction de sa route nocturne ; la réplétion du compartiment antérieur de la cale l’avait fait pencher, avec son arrière très haut, et son avant plongé profondément dans l’eau. Ainsi désemparé, il fit tête au vent, dès que la rafale l’atteignit par la hanche, avec autant de netteté que s’il eût été à l’ancre et ce changement de position fit en un instant, disparaître tous ses feux à la vue du canot poussé par la bourrasque. Les feux, si les fuyards les eussent aperçus, auraient peut-être agi sur eux comme une muette prière ; leur éclat, noyé dans l’ombre du nuage, aurait pu avoir cette puissance mystérieuse du regard humain qui sait éveiller les sentiments de remords et de pitié. Ils auraient dit : « Nous sommes ici… encore ici ! » et que peut dire de plus le regard du plus abandonné des hommes ? Mais le navire leur avait tourné le dos, comme pour signifier son dédain de leur sort ; lourdement, il avait fait volte-face, et regardé courageusement le nouveau péril de la mer auquel il avait si étrangement survécu, pour terminer ses jours dans un chantier de démolition, comme s’il eût été à l’avance, voué à une mort obscure. Quant aux pèlerins, je ne saurais dire quelles fins diverses leur avaient été assignées, mais le lendemain matin, un immédiat avenir plaça sur leur route une canonnière française qui rentrait de la Réunion. Le rapport de son capitaine était tombé dans le domaine public. Il s’était légèrement écarté de sa direction, pour voir ce qui pouvait être arrivé à ce vapeur qui plongeait dangereusement de l’avant sur une mer calme et brumeuse. Un pavillon en berne flottait à la corne d’artimon (le serang avait eu l’intelligence de hisser, à l’aube, ce signal de détresse), mais, à l’avant, les coqs préparaient le déjeuner comme à l’habitude. Les ponts étaient encombrés comme des parcs à moutons ; il y avait des gens perchés tout le long des lisses et entassés en masses compactes sur la passerelle ; des centaines d’yeux regardaient, mais il ne s’éleva pas un bruit quand la canonnière se rangea par le travers, comme si