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Jim, d’un ton posé. « Et moi, qu’aurais-je eu à leur dire ? » Il hésita un moment et fit un effort pour continuer. « Ils me lancèrent des injures ignobles ! » Sa voix basse comme un souffle s’élevait brusquement, durcie de temps à autre par le mépris et la colère, comme s’il eût avoué des hontes secrètes. « Mais qu’importaient leurs injures ? » poursuivit-il, sèchement. « Je percevais la haine dans leurs accents, et ce n’était point à tort ; ils ne me pardonnaient pas d’être dans ce canot ; cette idée leur était odieuse, et les rendait fous… » Il eut un rire bref. « Mais leur colère même m’empêchait de… Tenez !… j’étais assis sur le bord… comme ceci !… » Il se percha sur le bord de la table, en croisant ses bras. « Un simple mouvement en arrière, et j’étais parti… vers les autres… Une petite secousse… Toute petite… toute minime. » Il fronça les sourcils, et, se frappant le front du bout du médius : « Elle était là, tout le temps, cette idée… » fit-il, d’un air concentré, « … tout le temps… Et la pluie froide, drue, froide comme de la neige fondue, plus froide même, sur mes minces vêtements de coton… Je n’aurai plus jamais aussi froid de ma vie, je le sais… Et le ciel était noir, tout noir ; pas une étoile, pas une lueur, nulle part… Rien que ce maudit canot, et ces deux gredins qui jappaient devant moi, comme une paire de sales roquets, excités contre un voleur perché sur un arbre. – « Yap, yap ! Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous êtes un beau type ! Un Monsieur trop élégant pour donner un coup de main ! Vous avez fini par sortir de votre léthargie, hein ? Pour faire le mouchard, sans doute ? Yap, yap ! Vous n’êtes pas digne de vivre ! Yap, yap ! » Ils étaient deux à aboyer plus fort l’un que l’autre. Le troisième braillait de l’arrière, sous la pluie. Je ne le distinguais pas ; je pouvais à peine saisir au vol quelques-unes de ses ignobles menaces. – « Yap, yap ! Brou… ou… ou… ou… Yap, yap ! » C’était bon de les entendre : cela me retenait à la vie, je vous le dis. C’est cela qui m’a sauvé. Ils continuaient, comme s’ils eussent voulu me pousser à l’eau, à force de vacarme. – « … Bien étonnant qu’il ait eu le courage de sauter !… On n’avait pas besoin de vous ici !… Si j’avais su que c’était vous, je vous aurais flanqué par-dessus bord, espèce de poltron ! Qu’est-ce que vous avez fait de l’autre ? Où avez-vous trouvé le cœur de sauter, maudit couard ?… Qu’est-ce qui nous empêcherait, tous les trois, de vous