Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/104

Cette page n’a pas encore été corrigée

maudit canot, pour retourner jusqu’à eux, pour nager un demi-mille, plus peut-être, pour aller, aussi loin qu’il faudrait, à l’endroit précis… » Pourquoi cette impulsion ? En comprenez-vous la signification ? Pourquoi retourner à l’endroit même, au lieu de se laisser couler sur place, s’il voulait se noyer ? Pourquoi fût-il retourné sur les lieux, pour voir,… comme si son imagination eût dû retrouver le calme dans la certitude que tout était fini, avant de demander à la mort son apaisement. Je vous mets tous au défi de me fournir une autre explication. Je venais d’avoir un de ces aperçus singuliers et émouvants que l’on découvre à travers des trous de brume. C’était une révélation extraordinaire, et ce garçon-là s’exprimait tout naturellement ! Il avait chassé son impulsion, cependant, et s’était tout à coup rendu compte du silence. Il me fit part de cette impression subite, devant le silence du ciel et de la mer fondus, autour de ces vies sauvées et palpitantes, dans une immensité infinie et muette comme la mort ! – « On aurait entendu tomber une épingle dans ce canot ! » me dit-il, avec une contraction singulière des lèvres, comme un homme qui s’efforce de maîtriser sa sensibilité pour raconter une histoire extrêmement émouvante. Un silence ! Dieu seul, qui avait voulu ce Jim tel qu’il était, savait l’effet d’un tel silence sur son cœur. « Je ne croyais pas », reprit-il, « qu’il pût y avoir sur terre un endroit aussi mort ! On ne distinguait pas la mer du ciel ; on ne voyait rien, on n’entendait rien ! Il n’y avait pas une lueur, pas une forme, pas un son. On eût dit que le dernier lopin de terre avait été englouti, que les derniers humains, en dehors de moi-même et de ces gredins du canot, avaient été noyés ! » Il se pencha sur la table, la main parmi les tasses à café, les verres à liqueur, et les bouts de cigares. « Je me le serais volontiers imaginé. Tout avait disparu… et… tout était fini… » ; il poussa un profond soupir, « … pour moi ! »

Marlow se redressa brusquement, et jeta avec force son cigare qui dessina une traînée rouge, comme une minuscule fusée, lancée à travers le rideau de plantes grimpantes. Personne ne bougea.

– « Ah ! Qu’est-ce que vous dites de cela ? » s’écria-t-il, avec une animation soudaine. « Était-il assez logique avec lui-même ? À l’heure même du salut, perdu faute d’un sol sous ses