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tous deux en silence l’irrévocable déroute des sauvages.

— « Il va falloir faire un siège alors », grommela-t-il, et je le vis se tordre furtivement les mains.

De quel siège pouvait-il s’agir ? Je n’eus pas besoin de répéter la menace de mon ami Pajol ; il n’osait pas couper l’eau des assiégés. Et ils avaient des vivres en abondance. S’ils en avaient été à court, au surplus, il eût été le premier à en envoyer dans le fort, à supposer la chose possible. En réalité, c’est nous, dans la plaine, qui commencions à ressentir les affres de la faim.

Peneleo, le chef indien, était assis devant notre feu, drapé dans son ample manteau de peau de guanaco. C’était un sauvage athlétique, à l’énorme tête carrée, massive et hérissée comme une ruche de paille, et aux traits rudes, revêches et torturés. Il répétait dans son mauvais espagnol, en grondant, comme une bête en fureur, et que si l’on faisait dans l’enceinte une brèche si minime qu’elle fût, ses hommes pourraient y entrer et délivrer la Señora… pas autrement ».

Assis en face de lui, Gaspar Ruiz tenait littéralement les yeux fixés sur le fort, jour et nuit, dans une immobilité et un silence impressionnants. Cependant, nous apprîmes, par des courriers survenus presque chaque jour de la plaine, la défaite de l’un de ses lieutenants, dans la vallée du Maipu. Des éclaireurs détachés au loin apportèrent la nouvelle qu’une colonne d’infanterie franchissait des passes lointaines, pour venir à la rescousse du fort. Elle s’avançait lentement, et nous étions informés de sa marche pénible le long des basses vallées. Je m’étonnais que Ruiz ne se lançât pas à l’assaut de cette force menaçante, pour la détruire dans quelque gorge sauvage, propice à une embuscade et à son génie pour la guerre de guérillas. Mais ce génie semblait l’avoir abandonné et livré au désespoir.