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Jamais je n’avais vu réunis un si grand nombre de ces sauvages. Leurs lances étaient serrées comme des brins d’herbe, et leurs voix rauques faisaient un bruit immense et confus comme le murmure de la mer.

Mon ami Pajol jurait comme un possédé. — « Eh bien alors ; va au diable ! » cria-t-il avec exaspération. Puis, à peine avais-je tourné le dos qu’il se repentit et ordonna : — « Abattez-moi le cheval de cet imbécile, avant qu’il ne se sauve ! »

Il avait de bons tireurs. Deux coups retentirent, et au moment même où il virait, mon cheval trébucha, s’abattit et resta immobile, comme s’il eût été frappé de la foudre. J’avais vidé les étriers et pus me dégager en tombant, mais je ne tentai pas de me relever, et ils n’osèrent pas non plus venir me saisir.

Les masses des Indiens avaient commencé l’assaut du fort. Groupés par escadrons, leurs longs chusos au vent, ils sautaient de selle hors de portée de fusil, et rejetaient leurs manteaux de fourrure pour s’avancer nus à l’attaque, tapant des pieds et criant en cadence. Trois fois, une langue de flamme courut le long de la façade du fort sans rompre leur élan fougueux. Ils parvinrent aux pieds de la palissade en brandissant de larges poignards. Heureusement pour les assiégés, les poteaux n’étaient pas réunis, comme à l’ordinaire, par des lanières de cuir, mais par de longs clous sur lesquels leurs lames n’eurent pas de prise.

Déconcertés par l’échec de leur méthode habituelle, les païens qui avaient si intrépidement marché sous les salves, se débandèrent pour fuir en désordre sous la fusillade du fort.

A peine m’eurent-ils dépassé que je me levai, pour rejoindre Gaspar Ruiz, sur une crête basse en saillie au-dessus de la plaine. La fusillade de ses soldats avait couvert l’attaque, mais sur un geste de lui, une trompette lança le signal : « Cessez le feu ! » Nous regardions