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inattendue causa quelque retard dans le départ de la petite troupe, dont la première étape fut brève.

À une heure avancée de la soirée, Gaspar Ruiz les rejoignit dans leur camp, avec une escorte et une mule chargée de caisses de vin. Il était venu, dit-il, boire le coup de l’étrier avec ses amis anglais qu’il ne reverrait jamais. Il fit montre d’entrain et de joyeuse humeur. Il conta ses propres exploits, rit comme un enfant, et empruntant sa guitare au muletier du capitaine anglais, s’assit, jambes croisées, sur son poncho luxueux, étendu devant le tas de braises, pour chanter d’une voix tendre un chant d’amour guaso. Tout à coup, sa tête tomba sur sa poitrine ; ses mains s’abaissèrent ; la guitare roula de ses genoux, et un grand silence s’étendit sur le camp, après le chant d’amour de l’implacable partisan qui avait fait pleurer à tant de nos concitoyens leurs foyers en cendres et leurs amours détruites.

Sans laisser à quiconque le temps de dire un mot, il sauta sur ses pieds et demanda son cheval.

— « Adios, mes amis », cria-t-il. « Allez avec Dieu ; je vous aime. Et dites-leur bien, à Santiago, qu’entre Gaspar Ruiz, colonel du roi d’Espagne, et les corbeaux du Chili, il y aura guerre jusqu’au dernier souffle, guerre, guerre… ! »

Son escorte répéta ce grand cri de « guerre, guerre, guerre ! » et bientôt le bruit des sabots, des chevaux et des voix s’éteignit dans le lointain, entre les pentes des montagnes.

Les deux jeunes officiers anglais étaient convaincus de la folie de Ruiz — comment exprimez-vous cela ? une araignée dans le plafond, hein ? mais le docteur, un Écossais observateur, doué de beaucoup de finesse et de philosophie, me dit avoir décelé chez lui un cas très singulier de possession. C’est plusieurs années après que je le rencontrai, et il se souvenait très bien de cette circonstance. A son avis, ce n’est pas par persuasion