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C’est au cours de ces escarmouches sanguinaires que sa femme commença de se montrer à cheval à sa droite. Enfièvré et mis en confiance par ses succès, Ruiz ne chargeait plus à la tête de sa partida, mais restait orgueilleusement à l’arrière, comme un général qui dirige les mouvements d’une armée ; bien monté et immobile sur une éminence, il dépêchait ses ordres ; sa femme était presque toujours à son côté maintenant, et pendant longtemps, on la prit pour un homme. On parlait beaucoup du chef mystérieux au pâle visage, à qui l’on attribuait la défaite de nos troupes. Elle montait à califourchon, à l’indienne, et portait un chapeau d’homme à large bord, avec un poncho sombre. Plus tard, au temps de leur plus grande prospérité, ce poncho était brodé d’or, et elle portait aussi l’épée du pauvre Don Antonio de Leyva. Ce vieil officier chilien avait eu le malheur de se laisser cerner avec sa petite troupe ; il se trouva bientôt à court de munitions et fut tué par les Indiens Arauco, alliés et auxiliaires de Gaspar Ruiz. Ce fut cette fatale affaire dont on parla longtemps comme du « massacre de l’Ile ». L’épée du malheureux officier fut offerte à la jeune femme par le chef Araucanien ; frappés par son aspect, la pâleur mortelle d’un visage que nulle exposition aux intempéries ne semblait affecter, et sa calme indifférence sous le feu, ces Indiens la tenaient pour un être surnaturel, ou tout au moins pour une sorcière. Cette superstition rehaussait singulièrement le prestige et l’autorité de Gaspar Ruiz près de ces peuplades ignorantes. La jeune femme dut savourer largement sa vengeance le jour où elle ceignit l’épée de Don Antonio de Leyva. Elle ne la quittait jamais, — sauf quand elle mettait des vêtements de son sexe, — non qu’elle sût ou désirât se servir d’une épée, mais parce qu’elle aimait sentir battre sur sa cuisse cette lame, qui lui était un souvenir perpétuel et un symbole du déshonneur des armes républicaines. Elle était insatiable