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s la soirée. Je me rappelle ces deux belles jeunes femmes — Dieu ait leur âme ! — comme si je les voyais maintenant, dans le jardin de notre maison détruite, pâles mais actives, assistant, dans leurs robes souillées et avec la poussière des murs écroulés sur les cheveux, certains de nos pauvres voisins. Quant à ma mère, elle abritait une âme stoïque dans son corps frêle. A demi couverte d’un châle précieux, elle était étendue sur un banc rustique, près d’un bassin dont la fontaine avait, cette nuit-là, cessé à jamais de couler.

A peine avais-je eu le temps de les embrasser toutes trois, à grands transports de joie, que mon chef survint et me dépêcha avec quelques hommes vers le ravin, pour ramener mon hercule, comme il disait, et la jeune fille pâle.

Mais nous ne trouvâmes personne à ramener. Un glissement du sol avait recouvert les ruines de la maison, et l’on ne voyait plus qu’un monticule de terre d’où des fragments de poutres émergeaient çà et là, rien de plus.

Ainsi s’étaient terminées les tribulations du vieux couple royaliste. Une tombe énorme et sans considération les avait engloutis vivants, dans leur malheureuse obstination contre la volonté de liberté d’un peuple. Et leur fille avait disparu.

Que Gaspar Ruiz l’eût emportée, j’en eus la conviction. Mais le cas n’était pas prévu et je n’avais pas d’ordres pour les poursuivre. Au surplus, je n’en éprouvais nul désir. Je me méfiais, maintenant, de mes interventions. Elles n’avaient pas été heureuses et ne semblaient même guère à mon honneur. Il était parti. Eh bien, tant mieux ! Et il emmenait la jeune royaliste. Rien de mieux encore. Vaya con Dios. Ce n’était pas le moment de nous tracasser sur le sort d’un déserteur qui, justement ou injustement, aurait dû être mort, et d’une fille pour qui mieux eût valu n’être jamais née.