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du porche. Il le tenait sous l’aisselle, comme une lance, à deux mains : il chargea comme un bélier la maison trépidante, enfonça la porte, et passa, la tête la première, par-dessus nos corps prostrés. Le général et moi nous nous levâmes, pour bondir au dehors, sans regarder derrière nous, avant d’avoir franchi la route. Alors, nous étreignant, nous vîmes la maison se transformer soudain en un tas de décombres informes, derrière le dos d’un homme qui courait tout titubant vers nous, avec le corps d’une femme dans les bras. Ses longs cheveux tombaient presque à ses pieds. Il la déposa sur la terre mouvante, et la lune éclaira ses yeux fermés.

Nous eûmes de la peine à remonter à cheval, Señores. Nos bêtes affolées se cabraient, tenues à grand’peine par les soldats accourus de toute part. Les yeux des hommes et des animaux luisaient d’une terreur folle. Mon général s’approcha de Gaspar Ruiz, penché, dans une immobilité de statue, au-dessus de la jeune fille. Il se laissa secouer l’épaule, sans détacher les yeux du visage inanimé.

— « Qué guapo », lui cria le général à l’oreille. « Tu es le plus brave des hommes. Tu m’as sauvé la vie. Je suis le général Robles. Viens au camp demain, si Dieu nous accorde la grâce de voir un autre jour. »

Ruiz ne bougeait pas, comme s’il eût été sourd, insensible, inerte.

Nous nous dirigions vers la ville, pleine de nos parents, de nos amis, dont nous n’osions pas envisager le sort. Les soldats couraient à côté de nos chevaux. Tout était oublié, dans l’immensité de la catastrophe qui désolait le pays.

Gaspar Ruiz vit la jeune fille ouvrir les yeux. Le mouvement de ses paupières parut l’arracher à sa léthargie. Ils étaient seuls ; les cris de terreur et de détresse des gens sans abri remplissaient la plaine et la côte, formidables