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cru à l’égalité des hommes, et quant à leur fraternité, c’est chose encore plus certaine à mes yeux. Voyez l’animosité féroce qu’ils déploient dans leurs discordes et dites-moi si vous connaissez querelles plus terribles et plus atroces que les querelles de frères ?

La parfaite ingénuité de ces paroles sans cynisme réprimait les sourires qu’eût pu provoquer une telle définition de la fraternité humaine. L’accent du général trahissait la mélancolie propre à un homme profondément humain, auquel le devoir, la conviction et la nécessité avaient imposé un rôle dans des scènes d’impitoyable violence. Le vieillard avait assisté à maintes luttes fratricides. Certes, on ne saurait douter de leur fraternité. Tous les hommes sont frères, et comme tels, savent trop de choses sur leur compte réciproque. Mais, et ici les yeux noirs avaient une lueur de gaîté sous la chevelure d’argent du patriarche, si nous sommes tous frères, toutes les femmes ne sont pas nos sœurs !

On entendit un des plus jeunes auditeurs exprimer sa satisfaction de ce fait. Et le général poursuivait, avec une conviction ardente : — Elles sont si différentes de nous ! L’histoire du roi qui prit une mendiante, pour partager son trône est peut-être fort jolie pour ce que nous savons des hommes et de l’amour. Mais qu’une jeune fille, fameuse pour sa beauté hautaine, et, peu de temps auparavant, admirée entre toutes dans les bals du palais du Vice-Roi, ait pris par la main un guaso, un vulgaire paysan, cela paraît intolérable à notre sentiment des femmes et de leur amour à elles. C’est de la folie. Et la chose arriva pourtant. Il faut dire que, dans ce cas, c’est d’une folie de haine et non d’amour qu’il s’agissait.

Après avoir, dans son désir d’équité chevaleresque, invoqué cette excuse, le général resta un instant silencieux. Je passais presque tous les jours, reprit-il, devant la maison où se tramait cette abomination. Comment