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stupéfient nos préjugés masculins. Comprenez bien d’ailleurs que je parle de femmes exceptionnelles.

Là-dessus, un des convives faisait observer n’avoir jamais rencontré de femme qui ne pût se montrer exceptionnelle en des circonstances touchant à des sentiments profonds. — Cette sorte de supériorité dans l’insouciance qu’elles possèdent sur nous, fait des femmes la moitié la plus intéressante de l’humanité, concluait-il.

Le Général écoutait l’interrupteur avec gravité, et faisait un signe courtois d’assentiment. — Si, si ! En certaines circonstances… Précisément. Elles peuvent faire parfois un mal infini et de façon parfaitement inattendue. Comment imaginer que la fille d’un royaliste ruiné, qui ne devait la vie qu’au mépris de ses ennemis, eût le pouvoir de déchaîner mort et dévastation sur deux provinces florissantes et de causer des inquiétudes sérieuses aux chefs de la révolution, à l’heure même de son triomphe ? Il se tut pour laisser agir sur nous la surprise de telles paroles.

— Mort et dévastation ! murmura un des convives avec étonnement. Quelle horreur !

Le vieux général lança un regard sur son hôte avant de reprendre : — Oui, la guerre, si vous voulez, avec toutes ses calamités. Mais le moyen qui lui permit de mettre à feu et à sang notre frontière méridionale me parut à moi, qui l’ai vue et lui ai parlé, plus monstrueux encore. Ce fait particulier a laissé dans mon esprit une stupeur et un effroi que l’expérience ultérieure de plus de cinquante années de vie n’a pu en rien amoindrir. Il jetait les yeux autour de lui, comme pour s’assurer de notre attention, et sur un nouveau ton : Je suis, comme vous le savez, républicain et fils de Libérateur. Mon incomparable mère — Dieu ait son âme — était Française et fille d’un ardent républicain. Dès l’enfance, j’ai combattu pour la liberté : j’ai toujours