je vous l’affirme. Caballeros, croyez-moi ou non, mais l’ardeur politique était telle, à cette époque-là, que je n’aurais pas pu céder aux charmes d’une royaliste…
Des murmures de joyeuse incrédulité s’élevaient autour de la table, interrompant le général qui caressait gravement sa barbe.
— Señores, protestait-il, à nos cœurs surmenés, une royaliste faisait l’effet d’un monstre. Je vous dis cela pour que vous ne me soupçonniez pas de la moindre tendresse envers la fille de ce vieux royaliste. Au surplus, je vous l’ai dit, mon cœur était engagé ailleurs. Mais je ne pouvais m’empêcher de la remarquer, dans les rares occasions où elle se tenait sur le seuil de sa porte ouverte.
Vous saurez que ce vieux royaliste était aussi fou qu’homme peut l’être. Ses malheurs politiques, sa déchéance totale et son irrémédiable ruine avaient dérangé son esprit. Pour témoigner son mépris de tout ce que pouvaient faire les patriotes, il affectait de rire de son emprisonnement, de la confiscation de ses terres, de l’incendie de ses maisons et de la misère à quoi ses femmes et lui étaient réduits. Cette habitude de rire lui était devenue si naturelle qu’il se mettait à ricaner et à pousser des cris dès qu’il voyait un étranger. C’était la forme de sa folie.
Moi, naturellement, je méprisais son vacarme, avec ce sentiment de supériorité que nous a inspiré, à nous Américains, le succès de notre cause. Je crois qu’en réalité, je le méprisais comme vieux Castillan, Espagnol-né et royaliste. Ce n’étaient certainement pas là motifs plausibles de mépris, mais, pendant des siècles, les Espagnols d’origine nous avaient accablés de leur dédain, nous autres Américains, hommes aussi bien nés qu’eux, simplement parce que nous étions des créoles. On nous avait maintenus dans un état d’abaissement et fait sentir notre infériorité dans les relations sociales.